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La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey

« La lutte elle-même vers les sommets

suffit à remplir un cœur d’homme.

Il faut imaginer Sisyphe heureux. » 

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe

 

« Sisyphus »

de Franz von Stuck, 1920

D.R.

La philosophie d’Albert Camus
est une lumière
dont notre monde sombre a besoin

2013, centenaire de la naissance d'Albert Camus

 

par Georges Bogey

Né en Algérie le 7 novembre 1913, mort dans un accident de voiture le 4 janvier 1960, prix Nobel de littérature en 1957, Albert Camus est un penseur d’exception, à la fois écrivain et philosophe, qui utilise avec le même talent et la même pertinence un grand nombre de genres littéraires : essais, articles, romans, correspondances, pièces de théâtre pour nous dire que n’ayant ni cause première ni finalité dernière, la vie est absurde et que vivre c’est se confronter à l’absurde.

 

Voici quelques voies pour parcourir son œuvre et voir quelles solutions il propose pour résoudre la question que nous pose le non sens. 

Albert Camus, 1957

Photo de Robert Edwards

(Creative commons)

La fidélité

 

Albert Camus est issu d’un milieu aussi pauvre matériellement qu’intellectuellement. C’est sa grand-mère, femme autoritaire et violente, qui gère la maison ; c’est elle le véritable chef de famille ; sa mère, femme de ménage, est pratiquement sourde, muette et illettrée, et son père est mort au tout début de la guerre de 14-18. Toute sa vie, Albert Camus demeurera fidèle à sa mère et à son père, ainsi qu’à son instituteur Louis Germain, lequel a eu assez d’opiniâtreté pour convaincre sa grand-mère de le laisser poursuivre ses études. 

 

Son père, bien qu’il ne l’ait pas connu, a eu sur lui une influence morale décisive. Resteront à jamais gravées en lui les paroles simples de ce père inconnu qui, de partisan de la peine de mort en devient un opposant farouche après avoir assisté à une exécution par décapitation et qui, soldat, exècre la guerre après avoir été témoin de tortures. « Non ! Un homme ça s’empêche… Voilà ce qu’est un homme ou sinon … Il y a des Français qui ne s’empêchent pas… Alors eux non plus ce ne sont pas des hommes. » (Le premier homme, p. 66)


Ces quelques mots contre la monstruosité de la guerre et de la peine capitale serviront de socle fondateur à la philosophie de la non violence et de la justice

chez Camus.

 

Albert Camus voue à sa mère un culte sans faille. « Une mère, vois-tu, c’est l’humanité», dit-il. À Stockholm, lors d’une interview en marge du prix Nobel, il aura cette phrase lapidaire qui lui vaudra les foudres de Sartre et de l’intelligentsia parisienne : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »

 

Ne pas placer l’universalité de la justice au-dessus de toute chose, y compris au-dessus de sa propre mère, fait s’écrouler tout l’édifice philosophique de Camus aux yeux de ses détracteurs. Les mêmes lui reprocheront de ne pas avoir soutenu l’indépendance de l’Algérie. Pour Camus, une justice qui justifie ou que justifient la mort et la souffrance n’est pas une justice.

 

En ce qui concerne l’Algérie, sa position, pour le moins étrange chez un intellectuel qui incarne le socialisme libertaire, est due à l’attachement viscéral qu’il a pour sa terre natale et à la prémonition qu’une dictature - cause de nouvelles souffrances - allait inévitablement s’instaurer en Algérie si l’indépendance était proclamée de façon abrupte, sans transition ni préparation.

 

Camus, révolté et résistant dés 1940, sera toute sa vie fidèle à la non violence. Il aura assez de force morale et de constance pour « s’empêcher », selon l’expression de son père, de répondre aux tueries par des tueries, aux tortures par des tortures, aux atrocités par des atrocités, la peine de mort étant, pour lui, l’une de ces atrocités. Ses écrits et ses actes prouveront qu’il n’y a pas, chez lui, de contradiction entre la philosophie qu’il promeut et ses engagements militants. 

 

L’absurde 

 

« Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions si l’esprit a neuf ou douze catégories vient ensuite », écrit-il au début du Mythe de Sisyphe. Parce qu’il refuse de se soumettre aux dieux, les dieux condamnent Sisyphe à pousser une énorme pierre jusqu’au sommet d’une montagne. Parvenue tout en haut, la roche instable et, pourrait-on dire, imbécile, obéissant à la loi de la gravité, redescend et roule sur la pente jusqu’en bas. Sisyphe doit la remonter immédiatement et cela sa vie durant. Camus écrit : « Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie lui ont valu ce supplice indicible où tout l’être s’emploie à ne rien achever. » (Mythe de Sisyphe, p. 162) Et plus loin : « Si ce mythe est tragique c’est que son héros est conscient. Où serait sa peine si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait ? » (Mythe de Sisyphe, p. 163)

 

Quand la vie est à ce point insensée ne serait-il pas judicieux d’y mettre un terme en se suicidant ? L’absurde c’est la pierre qui tombe parce que Sisyphe la remonte ; si Sisyphe meurt, la pierre s’immobilise ; se tuant, Sisyphe élimine l’absurde et du même coup il donne un sens à sa vie ; le suicide de Sisyphe serait donc la solution. Camus rejette cette solution tout simplement parce qu’il estime que la vie a plus de valeur que la mort. Mourir serait une abdication, une lâcheté qui laisserait le dernier mot au non sens. « (L’homme) sent en lui son désir de bonheur et de raison. L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. » (Mythe de Sisyphe, p. 44) 

 

« [] je dois reconnaître que cette lutte suppose l’absence totale d’espoir (qui n’a rien à voir avec le désespoir), le refus continuel (qu’on ne doit pas confondre avec le renoncement) et l’insatisfaction consciente (qu’on ne saurait assimiler à l’inquiétude juvénile). » (Mythe de Sisyphe, p. 50)


Pour qui croit en Dieu la question de l’absurde est résolue : il n’y a pas d’absurde puisqu’il y a Dieu. Athée, Albert Camus écrit : « L’absurde qui est l’état métaphysique de l’homme conscient ne mène pas à Dieu. Peut-être cette notion s’éclaircira-t-elle si je hasarde cette énormité : l’absurde c’est le péché sans Dieu. » (Mythe de Sisyphe, p. 60)


L’acceptation de la vie - qui est tout sauf soumission et résignation - est ce qui défie et combat en permanence l’absurdité de la vie. Seuls, l’amour de la vie et le bonheur de vivre cet amour peuvent donner un sens à ce qui n’en a pas. Voici la dernière phrase du mythe de Sisyphe : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » 

 

L’amour 

 

Tuberculeux, Albert Camus sait qu’il va mourir jeune. Il jouit de sa jeunesse en Algérie, profite de la mer, du soleil, de ses amis et amies, fait du foot, du théâtre, se passionne pour les études puis, adulte, même si la vie parisienne souvent lui pèse, même s’il connaît des moments de fatigue et de dépression, il ne se départira jamais de sa passion pour la vie et le travail.


Noces à Tipasa est un texte de six pages écrit en 1936. Véritable ode à la vie et déclaration d’amour à l’intelligence, ce texte bref est un chef d’œuvre de la littérature. Il montre la cohérence qu’il doit y avoir entre la poésie, la philosophie et la vie. En voici les premières lignes : « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillon dans les amas de pierre. À certaines heures la campagne est noire de soleil. » Et ailleurs : « Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. [] L’œuvre d’art viendra ensuite. » (Noces, p. 20)


Puis : « Mer, campagne, silence parfums de cette terre, je m’emplissais d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et for couler le long de mes lèvres. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. [] Mon royaume tout entier est de ce monde. » (Noces, p. 22) 

 

L’enracinement de sa philosophie est bien là, sur cette terre, près de l’eau, sous le soleil l’ensemble symbolisant les forces de la vie. Malgré cet hédonisme, et sans doute grâce à lui, Camus nous montre que le « consentement » à la beauté du monde n’est jamais lénifiant mais toujours tonifiant ; accueillir la beauté du monde c’est, par le fait même, combattre sa laideur et tous les maux qui en sont la cause. 

 

Camus respecte l’intangible individualité et l’inéluctable solitude de chacun et, dans le même temps, il réfute toute forme d’égoïsme. Être soi-même c’est, qu’on le veuille ou non, être avec les autres. Sans cette communion, qu’on nomme, entre autres, altruisme, solidarité, amitié, amour,  l’humanité déchoit. Dans L’étranger, roman écrit en 1957, le héros est une sorte de paradigme de l’indifférence. Il tue un Arabe sur la plage avec une impassibilité distanciée. Le tuant, il sait qu’il se condamne lui-même à mort car, en refusant d’accorder une valeur à la vie de l’autre, sa propre vie perd toute valeur et tout sens. 

 

L’Histoire 

 

Dans La vie philosophique d’Albert Camus, Michel Onfray écrit : « L’artiste est l’antidote de l’Histoire : le premier défend la liberté là où la seconde enseigne la nécessité. » Albert Camus ne veut pas se soumettre à la Raison de l’Histoire. La realpolitik lui aurait fait horreur. Sa philosophie donne, une fois pour toutes, la primauté à la vie et à l’homme et il refuse de laisser la vie et l’homme aux mains de la seule Raison (Raison que certains nomment Dieu et que d’autres nomment Histoire).

 

L’homme doit toujours penser et agir librement en s’opposant aux diktats de l’Histoire et à sa prétendue nécessité. Il fustigera la peste brune (le fascisme) comme la peste rouge (le communisme dévoyé) et parce qu’il dénonce les camps du nazisme comme ceux du goulag, Sartre et les sartriens lui reprocheront de mettre sur un pied d’égalité fascisme et communisme. Pour Camus, le mal, qu’il soit brun ou rouge, demeure toujours le mal. 

 

Les concepts 

 

Camus refuse que les concepts, quels qu’ils soient, prennent les pleins pouvoirs et assujettissent les individus à leur autorité sans partage. Camus place l’homme au-dessus des concepts y compris les concepts idéologiques. La vie ne dépend pas d’une théorie. Pragmatique, sa philosophie agit au quotidien et concrètement sur le réel. Il n’y a pas un ciel des idées en haut et une terre de labeur en bas. Les idées appartiennent à la terre ; les idées c’est la marche des hommes sur la terre. Fidèle à cette position philosophique il ne peut admettre notamment qu’on cautionne le malheur d’aujourd’hui pour un hypothétique bonheur à venir.

 

Il souligne en outre que le concept idéologique de la Tuerie et de la Torture s’élabore dans les bureaux ouatés des penseurs mais que la réalité sordide des tueries et des tortures les bureaux ne la vivent pas : c’est la boue, le sang, la terreur, l’horreur, avec à la clé d’indicibles souffrances qui ne mènent à rien sinon qu’elles ajoutent un peu plus de chaos et de misère dans le monde. 

 

Le bien et le mal 

 

Comprendre Camus c’est comprendre que vivant dans un monde sans Dieu nous nous trouvons maître de notre destinée et donc libre de faire le bien ou le mal. Dans L’homme révolté, il écrit : « À partir du moment où l’homme ne croit plus en Dieu, ni en la vie immortelle, il devient responsable de tout ce qui vit, de tout ce qui, né de la douleur, est voué à souffrir de la vie. » (L’homme révolté, p. 93)


Camus opte une fois pour toutes pour le bien. Le bien qu’il choisit n’est pas divin, seulement humain et tout entier humain. Vivre cet engagement au quotidien et militer pour cet engagement est une tâche ingrate et, on l’a vu, pas toujours comprise : « La révolte bute inlassablement contre le mal à partir duquel il ne lui reste plus qu’à prendre un nouvel élan [] Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles elles ne cesseront pas d’être scandale [] l’art et la révolte ne mourant qu’avec le dernier homme. » (L’homme révolté, p.363) 

 

Albert Camus aujourd’hui 

 

Arte a rendu hommage au philosophe à l’occasion du centenaire de sa naissance. On s’aperçoit dans ce reportage qu’Albert Camus est l’antinomie même du penseur enfermé dans sa tour d’ivoire. Il est ce voisin proche et familier, celui qui vient à l’improviste pour bavarder, pour demander si ça va et pour donner un coup de main en cas de besoin.

 

Voici quelques extraits de propos tenus au cours de cette émission par des personnes interrogées qui, manifestement, n’ont pas attendu son anniversaire pour vivre au quotidien avec sa philosophie et qui pour la plupart ne sont pas des intellectuels. « On peut aimer des gens qui ne sont pas là. » « Camus vit en moi. » « Je lui parle presque chaque jour. » « Je lui demande conseil. » « Je me demande ce qu’il ferait à ma place. » « Il vient avec moi et m’aide même au bureau. » « Il est pour moi un ami, un copain, un compagnon. » « J’ai pleuré en lisant La peste. » « Il fait réfléchir et bouger les gens. »


Un condamné à mort (aux États-Unis), innocenté neuf jours avant son exécution, s’appuie sur Camus dans ses conférences contre la peine de mort. Il explique que la proximité de Camus et la clarté de sa pensée l’aident sans cesse dans ses interventions. Dans l’exemple de cet homme qui a lu L’étranger dans le couloir de la mort, on voit, on ne peut plus concrètement, que la philosophie de Camus est véritablement une philosophie de la vie. 

 

On dit qu’Albert Camus est l’un des auteurs le plus lus dans le monde. Sa philosophie ne nous demande ni de rêver ni d’espérer, elle manifeste l’exigence d’une action dont l’objectif est de donner à chacun les moyens d’inventer un sens à la vie pour lui-même et pour lui-même avec les autres. « L’homme est périssable. Il se peut ; mais périssons en résistant, et si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice. » Cette phrase de Sénancour (1770-1846) résume bien la position de Camus, philosophe de la révolte. 

 

Albert Camus n’est pas un philosophe de l’attentisme c’est un philosophe du projet ; ce n’est pas un philosophe de la résignation c’est un philosophe de la révolte ; ce n’est pas un philosophe nihiliste c’est un philosophe du sens ; ce n’est pas un philosophe des concepts c’est un philosophe de l’action ; ce n’est pas un philosophe de l’indifférence c’est un philosophe de l’amour.

 

Philosophe libertaire, Camus nous renvoie à notre propre liberté. Si notre monde a un avenir il se trouve en chacun de nous, là où nait et grandit notre révolte contre l’indifférence et le mal. Il s’agit, geste après geste, pas à pas, de tirer l’homme vers ce qu’il devrait être : un homme aimant ce qui est beau et ce qui est vrai, un homme moral, juste et bon.

 

Dans son discours de Stockholm il dit : « Pendant plus de vingt ans d'une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m'obligeait particulièrement à porter, tel que j'étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que nous partagions. »

 

Osons remplacer les cinq premiers mots de ce texte pour affirmer que son propos n’est pas daté et qu’il s’applique à la totalité de notre histoire, une histoire « démentielle » pour bien longtemps encore…

 

La philosophie d’Albert Camus est une lumière dont notre monde sombre a besoin.


Cet haïku pourrait résumer la philosophie de Camus…

 

Ce monde de rosée

Est un monde rosée

Pourtant et pourtant

Issa (1763-1827)

 

Georges Bogey

21 octobre 2013

 

 

 

 

Bibliographie sommaire 

 

Voici une sélection d’ouvrages : 

Romans : Noces (1936). La peste (1947). Lettres à un ami allemand (Sous forme épistolaire) (1948.) L’étranger (1957). Le premier homme (1994). 

Essais : Le mythe de Sisyphe (1942). L’homme révolté (1951).
Théâtre : Les justes (1950). 

Sur Camus : De l’absurde à l’amour, d’André Comte-Sponville (1996). Albert Camus, d’Olivier Todd (1996). L’ordre libertaire, de Michel Onfray (2012). 

 

Et pour lire Camus de façon exhaustive : les 4 tomes à la Pléiade !

 

Un coffret DVD avec 3 films documentaires consacrés à Albert Camus

par Joël Calmettes (La tragédie du bonheur, Le journalisme engagé, 

Vivre avec Camus) est disponible (Chiloé productions).

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