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La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey

« L’idéologie qui affirme avec une foi absolue et essentialiste que l’étranger ou l’incroyant est l’ennemi à abattre construit des fours crématoires et s’arme de Kalachnikov. »

« Si c'est un homme » de Primo Levi

Editions Einaudi, 1947. Réédition Folio.

 

par Georges Bogey

Chronique-Bogey-Primolevi

Camp de concentration nazi d'Auschwitz-Birkenau.

 

Bogey-Primolevi

Fanatisme politique et fanatisme religieux

 

Au lendemain des meurtres de Charlie Hebdo (qui font suite à tant d’autres crimes perpétrés au Moyen-Orient et partout dans le monde), le livre de Primo Levi montre que nazisme et obscurantisme (autre nom du fanatisme religieux) qui n’ont absolument pas le même fondement philosophique et politique ont les mêmes effets dévastateurs. La folie ravageuse du fanatisme politique conduit à l’extermination d’un peuple, celle du fanatisme religieux à l’extermination des incroyants. L’idéologie qui affirme avec une foi absolue et essentialiste que l’étranger ou l’incroyant est l’ennemi à abattre construit des fours crématoires et s’arme de Kalachnikov.

 

Auschwitz

 

« Si c’est un homme », est un témoignage autobiographique de premier plan sur l’horreur du complexe concentrationnaire d’Auschwitz - camp d’extermination et de travail - où l’auteur a séjourné de février 1944 à janvier 1945. Né en 1919 Primo Levi s’installe à Milan en 1942. Il n’a rien d’un « va-t’en-guerre ». Il entre en résistance, parce que la situation l’impose et que la lutte contre le nazisme lui semble naturelle.

 

Arrêté et déporté, il est libéré en 1945. Il reprend le cours de sa vie, se marie, a deux enfants, dirige une entreprise de produits chimiques et écrit plusieurs livres. Il se suicide en 1987. Il commence son témoignage par ces mots stupéfiants : « J’ai eu la chance »… la chance de n’être déporté qu’en 1944 au moment où le gouvernement allemand décide d’éliminer un peu moins de prisonniers à cause de la pénurie de main-d’œuvre et la chance d’être chimiste, une compétence qui intéresse les Allemands d’Auschwitz.

 

Le processus de déshumanisation

 

Dès leur arrestation on apprend aux prisonniers qu’ils vont partir en train pour un voyage de quinze jours sans leur indiquer la destination. Beaucoup savent que cette destination c’est la mort. Seuls quelques naïfs rêvent encore. Et que faire quand les SS annoncent que pour chaque évasion dix prisonniers seront exécutés ? « Avec la précision absurde à laquelle nous devions plus tard nous habituer, les Allemands firent l’appel.

 

À la fin, l’officier demanda : « Wieviel Stück ? ( combien de pièces ?) » et le caporal répondit en claquant les talons que les pièces étaient au nombre de 650. Partir pour Auschwitz c’est perdre son statut d’être humain.

 

La résistance contre la déshumanisation

 

Primo Levi et sa voisine de wagon se parlent car ils savent que la parole humanise. « Nous nous dîmes alors, en cette heure décisive, des choses qui ne se disent pas entre vivants. […] Chacun prit congé de la vie en prenant congé de l’autre. Nous n’avions plus peur. » Quand le prisonnier détache un glaçon du toit pour étancher sa soif un SS le lui arrache. Lorsqu’il demande pourquoi, la réponse répudie toute forme de relation humaine : « Ici il n’y a pas de pourquoi ! »

 

Dès la première seconde l’auteur entre en résistance moins contre ses bourreaux que contre la déshumanisation dont ils sont le nom. « Nous devons vouloir survivre pour raconter, pour témoigner ; et pour vivre il est important de sauver au moins l’ossature, la charpente, la forme de la civilisation. » Au camp, son ami Lorenzo, va l’aider à sauver cette « ossature » ; « Les SS féroces et stupides, les Kapos*, les politiques, les criminels, les prominents* grands et petits, et jusqu’aux Häftlinge*, masse asservie, indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par la même désolation intérieure. Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n’appartenait pas à ce monde de négation. C’est à Lorenzo que je dois de n’avoir pas oublié que j’étais un homme. »

 

(*Kapo : garde ; Prominent : leader d’un groupe ; Häftling : prisonnier)

 

La résistance contre l’anéantissement

 

« Arbeit macht frei : le travail rend libre ! » Cette maxime cynique affichée dans le camp aurait dû être « Le travail ou la mort ». Les détenus n’ont plus de nom. On leur tatoue sur le bras un numéro d’immatriculation qui indique la date d’arrivée au camp, le numéro du convoi, la nationalité. Il y a trois catégories de prisonniers. Les triangles rouges sont les prisonniers politiques. Les triangles verts les droits communs. Les étoiles rouges et jaunes, les juifs. La discipline quotidienne est maintenue par les triangles verts (les Kapos) qui reçoivent leurs ordres des SS. « Il faut apprendre à répondre oui à ne jamais poser de questions, à toujours donner l’impression qu’on a compris. » La vie au camp c’est travailler du lever du jour au coucher du soleil, s’organiser pour avoir des chaussures de la bonne pointure, un pantalon et une chemise à sa taille, une cuillère et une gamelle pour la soupe, c’est souffrir d’épuisement du froid, des blessures, de la faim. On les nourrit et on les soigne parce que, dit l’auteur, « nous avons le privilège d’appartenir à la catégorie de juifs économiquement utiles ». Avec la menace permanente du crématoire au cas où une maladie serait trop longue et où une blessure aurait du mal à guérir. Un signe de faiblesse et c’est la mort. Il écrit : « Déjà mon corps n’est plus mon corps. J’ai le ventre enflé, les membres desséchés, le visage bouffi le matin et creusé le soir ; chez certains la peau est devenue jaune, chez d’autres grises ; quand nous restons trois ou quatre jours sans nous voir nous avons du mal à nous reconnaître. »

 

La vie et la mort

 

« Beaucoup d’entre nous somnolent déjà, lorsqu’une bordée de jurons accompagnés d’ordres et de coups nous avertit que la commission arrive. » ; « Chacun de nous sort nu dans l’air froid d’octobre. » Quelques pas de course devant trois hommes. « Le SS […] décide du sort de chacun en nous jetant un coup d’œil de face et de dos et passe notre fiche à l’homme de droite à ou à celui de gauche : ce qui signifie pour chacun de nous la vie ou la mort. Une baraque de 200 hommes est faite en trois ou quatre minutes et un camp entier de 120 000 hommes en un après-midi. […] C’est de cette façon discrète et organisée, sans déploiement de force et sans colère que le massacre rôde chaque jour dans les baraques et s’abat sur tel ou tel d’entre nous. »

La révélation

 

Primo Levi qui a postulé pour un emploi de chimiste doit passer un examen pour prouver qu’il a les compétences requises. C’est quand il se trouve face à son examinateur le Herr Doktor Pannwitz qu’il a une révélation. « Son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du Troisième Reich. Tous ce que nous pensions et disions des Allemands prit forme en cet instant. Le cerveau qui commandait à ces yeux bleus et à ces mains soignées disait clairement : « Ce quelque chose que j’ai là devant moi appartient à une espèce qu’il importe sans nul doute de supprimer. Mais dans le cas présent, il convient auparavant de s’assurer qu’il ne renferme pas quelque élément utilisable. »

 

Lorsque, l’examen réussi, le prisonnier reconnu comme « élément utilisable » revient vers son baraquement, accompagné par un Kapo du nom d’Alex il a la confirmation de cette révélation. Suite à une maladresse le gardien se salit la main avec du cambouis… « Sans haine et sans sarcasme, Alex s’essuie la paume et le dos de sa main sur mon épaule pour se nettoyer ; et il serait tout surpris Alex la brute innocente si quelqu’un venait lui dire que c’est sur un tel acte qu’aujourd’hui je le juge, lui et Pannwitz, et tous ses nombreux semblables, grands et petits, à Auschwitz et partout ailleurs. »

 

Survivre

 

C’est au moment où l’auteur pense que ses forces ne suffiront pas à lui faire passer un second hiver qu’on lui apprend qu’il est affecté au laboratoire de chimie. Les rations diminuent, de nombreuses maladies se développent, les chambres à gaz ne désemplissent pas, « mais le Häftling 174 517 a été promu spécialiste, il a droit à une chemise et à un caleçon neuf et doit être rasé tous les mercredis ». Il est sauvé.

 

La libération

 

Pendant quelques jours entre le départ des Allemands et l’arrivée des Russes, les détenus sont livrés à eux-mêmes. Ils doivent se débrouiller pour manger, se chauffer, se doter d’un minimum d’hygiène et tout cela par un froid sibérien au milieu des agonisants et des cadavres. « Nous appartenions à un monde de morts et de larves. La dernière trace de civilisation avait disparu autour de nous et en nous. L’œuvre entreprise par les Allemands triomphants avait été porté à terme par les Allemands vaincus : ils avaient bel et bien fait de nous des bêtes. » L’auteur se fait ici beaucoup trop sombre. Le comportement de certains détenus ayant recouvré la liberté dans l’apocalypse du camp prouve que l’entreprise nazie de déshumanisation a échoué.

 

Lorsque Primo Levi réussit avec deux autres détenus à ramener un poêle de l’autre bout du camp pour chauffer la chambrée, ceux qui bénéficient de cette chaleur salvatrice proposent de leur offrir une tranche de pain, alors que jusque là la devise du camp était « mange ton pain et si tu peux celui du voisin ». L’auteur écrit : « Ce fut le premier geste humain échangé entre nous. Et c’est avec ce geste, me semble-t-il que naquit en nous le lent processus par lequel, nous qui n’étions pas morts, nous avons cessé d’être des Häftlinge pour apprendre à redevenir des hommes. »

 

Le pain et la main

 

Pour l’idéologie hitlérienne tous les juifs sont des nuisibles à éliminer. Pour l’idéologie religieuse fanatisée (instrumentalisée ou non par la politique), tous les incroyants doivent être convertis ou éradiqués. La question qui se pose aujourd’hui et qui se posera encore demain, après demain, et peut-être à jamais, est de savoir pourquoi et comment des êtres humains aptes à aimer et doués de raison se laissent emporter par la folie dévastatrice du totalitarisme qui - quel que soit son nom, quelle que soit sa forme, quelle que soit son origine - est toujours l’ennemi de la liberté et de la fraternité.

 

À Auschwitz, la lumière est revenue dans les cœurs et les esprits grâce à quelques morceaux de pain offerts. Pour briser l’élan de toutes les idéologies obscurantistes et totalitaristes porteuses de haine qui rôdent, chacun doit s’employer à trouver le pain pour le poser dans les mains avant que celles-ci ne se referment sur des armes meurtrières.

 

 

 

Georges Bogey, le 8 janvier 2015

 


 

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