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La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey
« J’ai vécu au pas de course, mais étrangement je ne regrette rien, poursuivit Minoru.[… ] En broyant les ossements j’ai réfléchi au sens de la vie humaine. Contempler la mort m’a permis de réfléchir à la vie. »
Hitonari Tsuji
Ce roman montre comment un homme simple ayant une vie simple peut transcender le banal. Cette transmutation s’opère sur les divers plans intriqués qui constituent la vie : l’affectivité, les engagements sociaux, le travail, « la vie intérieure » avec, notamment, les questions métaphysiques qui se posent sur la vie et la mort. Le héros, Minoru Eguchi que nous découvrons à l’âge de sept ans, est le fils d’un armurier installé dans un îlot minuscule du Japon, Ôno, « à peine dix kilomètres de circonférence. » Avec sollicitude et parfois inquiétude, le lecteur suit de très près cet enfant ordinaire tout au long de sa vie et il voit comment son intelligence et sa sensibilité se développent et trouvent leur emploi.
La guerre
Le récit se déroule entre 1900 (fin de l’ère Meiji) et 1965 environ. Minoru traverse donc la première moitié du XXe siècle, période troublée pendant laquelle les nationalistes japonais, belliqueux et expansionnistes, veulent asseoir le pouvoir de leur pays dans l’Asie du Sud-Est par tous les moyens ; années sombres pour le Japon et pour l’humanité tout entière qui se concluent dans l’horreur d’Hiroshima et de Nagasaki. Patriote et fier d’être Japonais Minoru s’enorgueillit des succès de « son » armée. « Le Japon a vaincu la Russie, hurla-t-il. » Avec ses camarades il se réjouit « […] de la hardiesse de la race jaune qui, pour la première fois, avait su vaincre les Blancs » et « […] de l’ordre donné […] de redoubler d’efforts et de courage dans ce combat dont dépend le destin de l’empire. » Il ne s’inquiète pas des exactions de la soldatesque nippone ou peut-être les ignore-t-il. Il commencera à se poser des questions quand il fera lui-même l’expérience de la guerre en Sibérie en tant qu’appelé « dans cette armée qu’il admirait tant. » « Alors, pour la première fois de sa vie, Minoru vit dans son fusil une arme meurtrière. » Il en sortira vivant, mais profondément bouleversé. Le souvenir d’un jeune homme de son âge qu’il a tué le hantera jusqu’à son dernier jour. « Cette question me torture tous les soirs : n’aurais-je pu éviter de lui donner le coup de grâce ? »
L’amour
Minoru fera à l’âge de sept ans sa première expérience amoureuse avec Otowa une fille deux fois plus âgée que lui qui quittera l’île peu après, se mariera et décédera très jeune. Lorsqu’il épousera Nue, elle aussi une amie d’enfance dont il est amoureux depuis l’adolescence, le souvenir de son premier amour se transformera en image tendre du passé que rien ni personne ne pourra jamais effacer. Il continuera d’aimer Otowa en aimant sa femme. Ces deux amours ne créeront aucun déchirement ni en lui, ni avec son épouse, ni avec ses enfants ; loin d’être antagonistes, ils seront complémentaires. Son amour pour Otowa enrichira son amour pour Nue.
« […] la voix d’Otowa n’avait cessé de résonner en lui. Mais à peine revenu sur l’île, il s’était raccroché à son amour pour Nue : elle était vivante elle. »
Capacité d’adaptation et esprit inventif
On dit du peuple japonais qu’il n’a rien créé, mais qu’il a tout réinventé et adapté… Minoru prend la suite de son père à l’armurerie. Grâce à son intelligence pragmatique et à son dynamisme, il fait constamment évoluer l’entreprise familiale. Après avoir fabriqué et réparé des sabres, il répare des fusils, invente une mitraillette, conçoit et fabrique des tracteurs, puis, ce qui fait sa fortune, met au point des machines pour récolter et sécher les algues. « En 1960, Minoru déposa successivement les brevets d’invention pour sa machine à sécher les algues, puis pour la machine à les cueillir. L’atelier avait atteint une prospérité inégalée. » Avec une entreprise de trois cents salariés et ses engagements dans la vie municipale de l’île, Minoru était un homme reconnu et respecté. Il aurait pu en tirer vanité, profit et confort, devenir une sorte de notable, mais pour lui rien n’était jamais achevé et chaque instant était un commencement.
Question du sens de la vie et de la mort.
Minoru a une vie intérieure dense, mais non intellectualisée. Il accueille réussites et échecs, joies et souffrances avec une sorte de sérénité souriante et distanciée et toujours avec la perspective d’un nouveau départ. Sa vie de famille avec Nue et ses enfants est sans nuages, sa vie sociale est généreuse et active, ses relations amicales sont nombreuses et fidèles, sa vie professionnelle intense. Malgré cet équilibre et la densité de ses activités, il s’interroge en permanence sur le sens de la vie. « Il songea au destin des hommes : naître puis mourir. Seule l’île resterait toujours identique et immuable. » « Mais où vont les gens une fois morts ? »
La transmigration
Minoru a souvent le sentiment d’avoir déjà vécu ce qu’il est en train de vivre. « [ J’ai ] l’impression d’avoir déjà vu une scène, sans arriver à me rappeler où. » Ces réminiscences le confortent dans l’idée bouddhique de la transmigration. « C’est l’abbé du temple d’Ôtakuma qui m’a parlé de la métempsychose, ça veut dire que quand un homme meurt, son âme, elle, ne meurt pas, elle emprunte simplement un nouveau corps selon certaines règles. » Son père lui dit un jour : « Pour une raison que j’ignore, tu as dû conserver le souvenir de tes vies passées. »
Le Bouddha blanc
La question du sens de la vie et de la mort le conduit lentement au projet d’édifier un Bouddha qui serait le gardien de la permanence et de l’unité de la vie et qui renouerait le lien distendu entre les vivants et les morts. « […] il eut la vision du Bouddha blanc. […] Un Bouddha immaculé, haut jusqu’au plafond, se tenait debout, immobile, au centre de rayons de lumière éclatants. » C’est en fréquentant l’ancien cimetière de l’île que l’idée prit corps … le corps des morts abandonnés… « Chaque fois qu’il découvrait des tombes dont personne ne s’occupait plus faute de descendants, il déposait des offrandes devant.» Une nuit, des morts (qu’il avait connus bien vivants) vinrent le visiter en rêve. « C’est cette nuit-là que germa dans l’esprit de Minoru l’idée d’édifier une statue de Bouddha avec les ossements des morts de l’île. » « Si les hommes qui avaient vécu dans le passé et ceux à naître dans le futur pouvaient se trouver réunis alors le monde serait vraiment humain, songeait-il. » « Si nous rassemblons tous nos ancêtres dans une statue, tant que cette île durera, les habitants ne pourront oublier leurs morts. »
Les travaux de préparation de Minoru - il fait des essais avec des ossements d’animaux - font penser à ceux de Michel-Ange qui allait de nuit dans les morgues et les charniers, pour disséquer les cadavres afin de mieux comprendre leur anatomie. Après avoir convaincu la population du bien-fondé de son idée, Minoru engage un artiste capable d’édifier la statue. Il lui écrit une lettre dans laquelle il exprime toutes ses « interrogations existentielles » Le sculpteur lui répond qu’il est extrêmement touché par son projet. «Jamais sans doute je n’aurais accompli de tâche aussi mystique », écrit-il. Le Bouddha fera cinq mètres de haut et il sera debout parce qu’un « Bouddha assis ne peut secourir un enfant qui se noie, tandis qu’un Bouddha debout peut se précipiter au secours de tous ceux qui en ont besoin. »
Peut commencer alors l’exhumation des morts : les urnes de ceux qui ont été incinérés, les cercueils des autres. « À la fin de l’automne 1965, l’effervescence s’empara de l’île d’Ôno, qui allait vivre l’événement le plus important depuis le début de son exploitation agricole : l’édification du grand Bouddha d’ossements. » Les opérations d’exhumation et de broyage des os peuvent paraître macabres, voire perverses et sacrilèges à nos yeux d’Occidentaux, mais pour tous les habitants de l’île d’Ôno il s’agit réellement d’une œuvre sacrée utile à tous et destinée à traverser le temps.
« J’ai vécu au pas de course, mais étrangement je ne regrette rien, poursuivit Minoru.[… ] En broyant les ossements j’ai réfléchi au sens de la vie humaine. Contempler la mort m’a permis de réfléchir à la vie. »
Toutes les précautions sont prises pour rassurer la population. « Avant l’ouverture des tombes, l’abbé du temple accomplit devant tous les villageois rassemblés un rite destiné à demander aux âmes des ancêtres l’autorisation de les déranger dans leur sommeil. »
L’histoire du Bouddha blanc offre l’exemple de la plénitude d’une existence. L’adulte Minoru Eguchi demeure cet enfant simple qui réalise ses rêves, ses mains valant autant que son cerveau, son cœur autant que sa raison. Le sens auquel il aspire transfigure le non-sens qu’il refuse.
Georges Bogey
* Inspiré d’une histoire réelle (la vie du grand-père de l’auteur), ce roman a obtenu le pris Médicis étranger en 1999