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La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey
« La ballade de Narayama »
de Shichirô Fukazawa
Éditions Gallimard, 1959, et en poche, collection Folio, 1980
par Georges Bogey
"Qu’est la vie lorsque la vie de l’un nécessite la mort de l’autre ? "
Statue sur le chemin de la cascade de Minoh - région d'Osaka - photo de Georges Bogey.
Un voyage d’où l’on ne revient pas
Au Japon, dans un village dont le mal endémique est la faim, une tradition veut qu’on emmène à Narayama, un coin perdu de montagne, les personnes âgées devenues au sens propre des bouches inutiles à nourrir pour les y abandonner et les laisser mourir afin que ceux qui restent et qui sont l’avenir du village aient un peu plus à manger.
Cela se passe dans un village sans nom, dans un passé sans date et l’on ne sait pas s’il s’agit d’une fiction ou d’une histoire réelle. Qu’importe. Ce qui compte ici c’est la vérité des personnages, leur parcours, leur mode de vie et surtout, la brutalité des questions que ce récit nous pose sur les valeurs qui fondent la vie et l’humanisme.
Se préparer à partir
Âgée de soixante-neuf ans O Rin a décidé que soixante-dix ans « c’était l’âge où elle irait au pèlerinage de Narayama.» Avant de partir elle doit absolument trouver une femme à son fils Tappei veuf depuis quelque temps afin que celui-ci ne se retrouve pas seul après son départ.
Elle se demande très inquiète « comment on ferait si une bru n’avait pas été trouvée à ce moment-là. » « Chercher une seconde femme pour Tappei devenu veuf lui était une cause de mal de tête. C’est que ni dans le village, ni au village d’en face, il n’y avait une veuve qui convînt. » Lorsqu’elle apprend « qu’au village d’en face il venait d’y avoir une veuve » elle la réserve immédiatement pour son fils. « Il n’y avait aucun événement spécial du genre d’une cérémonie de mariage : l’intéressée se contentait d’aller habiter dans la maison en question et c’était tout. » La nouvelle femme de Tappei étant installée O Rin peut désormais préparer sereinement son départ.
Elle doit résoudre un autre problème. Sa dentition parfaite montre qu’elle peut manger autant sinon plus que les jeunes ce qui, pour une vieille femme, est déshonorant. Elle fait même l’objet d’une chanson satirique qui parle des « trente-trois dents du diable » et cela les exaspère, elle et son fils. « Les dents d’Orin, qui s’alignaient au complet pouvaient donner à penser que pour ce qui est de manger elle était vraiment imbattable et qu’elle pouvait dévorer n’importe quoi. Et dans ce village qui manquait de nourriture, c’est une chose qui faisait honte. » Pour sauver son honneur, elle doit donc perdre ses dents. « Quand elle irait au pèlerinage de Narayama et qu’elle s’installerait sur une planche accrochée au dos de Tappei, elle voulait y aller comme une belle vieille femme à qui il manque des dents. »
Elle voulait prouver à tout le village qu’elle n’avait jamais été une charge pour la communauté et qu’elle ne le serait jamais. Ainsi un jour… « O Rin fit appel au plus grand courage et à la plus grande force de sa vie. Fermant les yeux, elle donna des dents gaan ! sur le coin du mortier de pierre . […] Deux dents brisées lui sortirent de la bouche. » Summum de l’horreur pour nous, summum de l’honneur pour elle.
L’instinct de survie de l’espèce
« On appelait le riz Messire le hagi blanc. Dans ce village pauvre, on en cultivait, mais la récolte n’en était pas grosse. » (Hagi parce que c’est le nom d’une jolie fleur rose en forme de grain de riz et Messire pour souligner le caractère divin du riz.) Sa rareté fait de la nourriture une chose sacrée qui exprime implicitement le caractère sacré de la vie.
Menacer quelqu’un de le priver de nourriture est l’insulte suprême, c’était lui dire qu’on lui refuse le droit de vivre. Et de ce fait : « Voler de la nourriture, c’était dans le village, le fait de l’homme le plus infâme. » La sanction consistait « à prendre de force la nourriture de la maison du coupable et à la partager entre tout le monde. »
Cette sacralisation de la vie étant manifeste, on peut alors se demander pourquoi le village sacrifie ses vieillards et leur ôte la vie. C’est qu’ici ce n’est pas la survie de l’individu qui prime, mais celle de l’espèce. Les uns doivent mourir pour que vivent les autres.
Un acte d’amour
On voit très vite que le sacrifice d’O Rin, même s’il est fondé sur le puissant instinct ancestral de survie du groupe, est un acte d’amour. Son altruisme est l’antinomie même du comportement d’un certain Mata Yan, un égoïste notoire qui retarde toujours le moment de partir par peur de perdre non ce qu’il est, mais ce qu’il a. O Rin part à la montagne de son plein gré, la tête haute, consciente que sa mort est nécessaire. Mata Yan est emmené de force et refuse de mourir pour les autres. O Rin dit : « Quand ce sera l’heure d’aller à la montagne, entre moi et le Mata-yan il y aura une différence. ».
Quand la nouvelle bru lui dit que rien ne presse, que son pèlerinage à Narayama peut attendre encore un peu O Rin répond : « Si on y va tôt, on reçoit des louanges de Messire le dieu de la montagne. » La perspective bouddhiste d’une vie future vient tempérer la peine qu’éprouve O Rin à quitter la vie.
Le départ
« La nuit avant d’aller à la montagne on sert le saké du banquet, mais les invités se limitent exclusivement aux gens qui ont déjà fait le voyage de la montagne », c’est-à-dire ceux qui ont porté sur leur dos leur vieux père ou leur vieille mère vers ce lieu d’où l’on ne revient pas. Lors de ce dernier repas, le plus ancien des porteurs rappelait trois règles : « quand vous irez à la montagne ne pas parler […] quand vous sortirez de chez vous, sortir de manière à n’être vus de personne […] quand viendra l’heure du retour de la montagne en aucun cas ne vous retourner en arrière. »
La décision est prise, la détermination de la mère est totale, mais la souffrance du fils est terrible. Il gémit plus qu’il ne chante : « Six racines*, six racines, ô six racines / Accompagner semble facile, mais ne l’est point / Sur les épaules c’est lourd, le fardeau est pénible / Ah purifions les six racines, purifions les six racines. »
* Les six racines sont, dans le vocabulaire bouddhique, les six organes des sens : œil, oreille, nez, langue, corps, esprit. Purifier les six racines est une exhortation à se délivrer des illusions dans lesquelles les sens nous entretiennent. »
Un cimetière sans tombe
Après avoir longuement marché avec O Rin sur son dos, Tappei arrive enfin à destination. C’est une sorte de nécropole à ciel ouvert où les morts gisent ici et là, épars sur le sol, dans les éboulis et les rochers. O Rin désigne un rocher auquel aucun cadavre n’est adossé. C’est là que son fils la dépose. « O Rin se plaça debout toute droite sur la natte […] Sur son visage les traits d’une morte avaient fait leur apparition. » Après avoir installé sa mère, le fils redescend. « Après avoir marché dix pas, Tappei brandit vers le ciel la planche où O Rin n’était pas assise et se mit à pleurer à chaudes larmes. »
Sa consolation vient de la neige. Il sait que la neige qui tombe au moment du voyage à Narayama fait de ce voyage une réussite. « Sa chance est bonne. Juste qu’il ait neigé, sa chance est bonne à Bonne-Maman… C’est vrai qu’il a neigé. » « O Rin toute recouverte de neige pensait sans doute à la chanson du vêtement doublé d’ouate : Si froid qu’il fasse le vêtement doublé d’ouate / On ne peut pas vous en couvrir quand vous allez à la montagne. »
Linceul noir et lotus blanc
Mata Yan est jeté de force et avec une grande brutalité par son fils au fond d’un ravin. Des corbeaux charognards se jettent immédiatement sur son cadavre et l’enveloppent d’un linceul noir et grouillant. Pendant ce temps la neige tombe paisiblement sur O Rin : « comme un lotus blanc de la terre pure.» Mata Yan disparaît dans la violence alors qu’O Rin s’endort en paix.
« Là devant ses yeux O Rin était assise. Elle s’était protégée de la neige en se couvrant la tête par derrière avec la natte, mais sur ses cheveux de devant, sur sa poitrine et sur ses genoux la neige s’était accumulée […] les yeux fixés sur un point elle psalmodiait la prière d’adoration du Bouddha. »
Le fils dit à sa mère : « Maman y neige, ta chance est bonne. »
Bestialité et humanité
Les quelques montagnards qui s’accrochent à la vie semblent pour la plupart plus proches de la bestialité que de l’humanité. Ils suivent leurs instincts, ils se soumettent à leurs habitudes, ils obéissent à des préjugés, leurs mœurs sont extrêmement primitives, ils ne sont dotés ni de raison raisonnante ni de sensibilité vibrante qui l’une et l’autre caractérisent l’être humain.
Pourtant, au fil du récit on découvre que quelques-uns d’entre eux formulent des pensées et manifestent des affects. On se dit alors que si un seul villageois pense et ressent même de façon parcellaire et sommaire, tous devraient pouvoir y parvenir. Ce village pourrait bien être l’image du monde…
Le sens de la vie
Même si nous repoussons cette histoire atroce de suicide organisé et assisté dans le flou des légendes, il n’empêche qu’elle nous pose une série de questions fulgurantes sur le sens de la vie. Est-ce la survie de l’individu ou celle de l’espèce qui prévaut ? Et si c’est la survie de l’espèce qui prime quelle est la valeur et quel est le sens de la vie personnelle ? Qu’est la vie lorsque la vie de l’un nécessite la mort de l’autre ? Que signifie vivre quand il ne s’agit que de survivre ? Pourquoi la vie puisqu’il y a la mort ?
Georges Bogey, 1er juin 2015
NB : Deux films ont été tirés de ce roman de Fukazawa. « La ballade de Narayama » de Keisuke Kinoshita (1958) et un remake du précédent « La ballade de Narayama » de Shohei Inamaura qui a obtenu la Palme d’Or à Cannes en 1983.