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Chronique #art 16 | avril 2015
par Gianni Cariani
L'Est réinvente l'Ouest : les Vkhoutemas et le Bauhaus
B. V. Ignatovitch (R.R.)
L'art de bâtir oscille toujours entre sa dimension esthétique et fonctionnelle.
L'architecture modèle l'espace et l'environnement. Elle est un langage qui transforme et transcende la réalité. Elle est en adéquation avec l'air du temps. Elle est aussi un marqueur social. Il est évident qu'elle a longtemps résonné comme un acte de l'autorité.
Tout à la fois, charge symbolique du pouvoir et support de la propagande étatique. Elle incarne aussi la distinction et la reconnaissance. Elle peut également être une représentation des hiérarchies politico-économiques ou bien encore une orgueilleuse autosatisfaction ornementale.
L'architecture est fascinante dans ce qu'elle révèle et dans les enjeux qu'elle sous-entend.
Si l'architecture a été une clef de lecture, il est peu dire qu'elle est devenue au tournant du XXe siècle un élément de focalisation du changement sociétal. Traduisant ainsi un moment crucial de profondes transformations et mutations.
Andrej Burow, Théâtre, 1924, Vkhoutemas (D.R.)
Figures tutélaires de la modernité : Moholy-Nagy et El Lissitzky
Berlin. Le Martin Gropius Bau a proposé récemment une exposition dédiée au Vkhoutemas et le Bauhaus-Archiv en revenait à Moholy-Nagy. Hasard de la programmation, le lien entre les deux expositions est vite vu. Outre la quasi-simultanéité de la fondation des deux écoles autour de 1920, les projets, les orientations et les stratégies sont très similaires. En ce sens, les deux écoles représentent un virage à 360° des plus ambitieux. Il est bien entendu question de langage, de transmission et d'engagement.
Deux figures occupent une place représentative au sein des deux écoles et s'y inscrivent de manière emblématique. Ce sont deux acteurs majeurs de l'avant-garde européenne : Lazslo Moholy-Nagy et El Lissitzky.
Laszlo Moholy-Nagy,
LIS, 1922 (D.R.)
Moholy-Nagy quitta son pays natal, après l'échec de la République hongroise des Conseils, partit pour Vienne et finit par atterrir à Berlin. À partir de 1923, il enseigna au Bauhaus, à Weimar, puis à Dessau, au côté entre autres de Josef Albers. Moholy-Nagy fut en relation étroite avec quelques figures de proue de l'avant-garde russe, notamment El Lissitzky. Ce dernier, après des études d'ingénieur-architecte à l'Institut technique de Darmstadt (en référence à l'organisation des quotas sévissant dans l'Empire des Tsars), enseigna aussi au Bauhaus et fut également professeur de l'Unovis, tout en collaborant avec la fameuse École supérieure d'art et de technique de Moscou, fondée en 1920, suite à un décret de Lénine, les Vkhoutemas.
El Lissitzky à l'instar de Moholy-Nagy occupe une position centrale et de pivot au sein de l'internationale artistique de la période. Tous les deux sont actifs au sein des revues d'avant-garde, participent à de nombreuses expositions et rencontres mettant en œuvre les concepts et les processus innovants du Bauhaus et des Vkhoutemas. Ils sont en relation étroite avec les membres de De Stijl et les représentants de la modernité occidentale, Théo Van Doesburg, Hans Arp ou bien encore Kurt Schwitters.
Moholy-Nagy, comme El Lissitzky, est idéologiquement engagé sur le front gauche de l'art. Ils déploient leurs idées sur l'ensemble des supports possibles de la période : architecture, peinture, graphisme, illustration, théorie, enseignement, photographie, photomontage, design, typographie. Ils peuvent se positionner en amont comme en aval de la chaîne de création et de production. Tous les supports et toutes les expérimentations peuvent être mis à contribution.
Enfin, tous les deux se connaissent bien et entretiennent des relations ambivalentes, parfois conflictuelles. Ils sont tous les deux emblématiques de l'esprit du Bauhaus et des Vkhoutemas.
Mies van der Rohe, Projet, Berlin, v. 1921 (D.R.)
Inversion du centre et de sa périphérie
Les Vkhoutemas et le Bauhaus soumettent à notre regard le rapport permanent entre l'art et son contexte, l’œuvre et son environnement, l'artiste ou l'architecte et son temps. De nombreux aspects pourraient être mis à contribution tant le menu est copieux.
Pêle-mêle, on pourrait penser à l'ambition de changer le monde, à la circulation des idées, aux méthodes d'enseignement (toute la conception, les aspects théoriques et pratiques, le cursus des enseignements sont basés sur la notion de groupe interagissant. Les étudiants ne s'inscrivent jamais dans un schéma fermé et isolé.)
On pourrait également songer au déplacement de l'Ouest vers l'Est des propositions conceptuelles les plus radicales. Il est clair que la période 1910-1930 vit le centre névralgique esthétique, intellectuel, culturel de l'Europe quitter son périmètre habituel et fondateur (une sorte d'épine dorsale de l'Italie aux Pays-Bas) pour gagner un axe resté jusque là décentré, Berlin, ou clairement périphérique, Saint-Pétersbourg et Moscou. Ce qui représenta une « vraie » première.
L. Vesnin, V. Vesnin, A. Vesnin, Théâtre Nemerovitch-Dantchenko, Moscou, 1933 (D.R.)
C'est précisément ce qui nous retient ici. Considérer sous un angle particulier les relations Est-Ouest à un moment charnière de l'histoire de l'Europe. La Révolution esthétique qui se déroula à l'Est de l'Europe dans sa radicalité supplanta rapidement les tentatives occidentales.
La rupture du « carré noir sur fond blanc » de Malevitch n'ayant pas de contrepartie aussi radicale, théorique et concrète à l'Ouest. La première génération fit des propositions, traça le champs des possibles, remit à plat toute la problématique du langage esthétique. La suivante se retrouva à un moment tutélaire, brutal, instable. Octobre 1917.
Golosov, Club des travailleurs Zuev, 1926 (D.R.)
Un espace existe. L'objectif de 1917 dans sa tentative d'ériger une société différente associait en théorie aussi bien les sciences que les arts. Les moyens matériels n'étaient cependant pas réellement au rendez-vous des expérimentations architecturales.
Si des pistes avaient été ouvertes dans le domaine des arts, envisagé dans un sens large, dès avant octobre 1917, un laboratoire où fut revisité le concept d'art et de langage artistique, pendant une durée de temps, relativement limitée, tout au plus quelques années, avait esquissé le champs des possibles. Rodtchenko n'y était pas allé avec le dos de la cuillère en déculpabilisant la religion de l'art comme héritage. Il réalisa son triptyque, jaune, rouge et noir, sobrement évoqué comme étant représentatif de la fin de l'art.
La vocation nouvelle de l'art devait trouver son assise dans l'intensité de la vie et être conçu comme une force productive de la société. Vesnin, Stepanova, Exter et Popova enfoncèrent le clou.
Lidya Komarova, Maison du Komintern, projet de diplôme, 1929, Vkhoutemas (D.R.)
Ces quelques années offrent des possibilités formelles pour le moins fascinantes. Il existe un moment de la Révolution soviétique où des portes se sont ouvertes. Quelques années où tous les questionnements ont été mis sur la table. Le chantier était panoramique.
Inventer un monde nouveau pour un homme nouveau. C'est un moment charnière d'où émergent des enjeux et des engagements esthétiques qui ont modifié durablement notre manière de penser et de faire.
L'urbanisme, l'architecture, les arts appliqués, les rapports de l'homme à son environnement, la réflexion sur une meilleure organisation de la vie sociale, l'amélioration des conditions de travail, l'émancipation de l'individu et sa contrepartie la fin de son aliénation, portèrent des fruits, souvent théoriques, parfois concrétisés.
C'est un moment charnière où tout sembla possible.
Bauhaus, Dessau (D.R.)
Qu'il s'agisse du Bauhaus ou des Vkhoutemas, le positionnement vise à embrasser l'art et l'architecture comme parties intégrantes de la société et de la vie. L'art au sens large n'est plus dissocié du processus social, n'est plus une icône séparée, mais un élément tangible du mouvement social. L'artiste, en ce sens, est un acteur de la société.
Les nouvelles formes de production, la standardisation, l'industrialisation, la mécanisation changent les rapports de l'homme au monde. Être acteur de ce monde implique d'en capter et d'en traduire les tensions et les enjeux en usant sans aucune restriction de toutes les possibilités du temps présent.
Durant ces quelques années, une durée de vie trop courte interrompue brutalement par les systèmes idéologiques totalitaires en place, les deux écoles ont infléchi le cours de la modernité. Les protagonistes du Bauhaus ou du constructivisme, acteurs des avants-garde avant 1917, compagnons de route ou partisans d'Octobre, protagonistes des avancées formelles et conceptuelles les plus exigeantes de la période, ont modifié durablement le territoire et le langage esthétiques du XXe siècle.
Après 1930, ils seront souvent ostracisés et mis sous l'éteignoir pour nombre d'entre eux. V. V. Maïakovski, entre les lignes, dans son hommage à S. I. Essenine en avait une petite idée :
"Dans cette vie
mourir n'est pas difficile
Bâtir la vie
est autrement plus difficile"
— V. V. Maïakovski