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Chronique #art 13 | décembre 2014

par Gianni Cariani

Exposer, s'exposer : de l'art d'occuper l'espace

Basel, photo G. C.

Maurizio Cattelan brise le vernis de la bonne conscience. Jeff Koons se met en scène. Les suprématistes créent un nouveau langage. La coopérative Société réaliste déconstruit la prégnance idéologique et se constitue comme un révélateur de processus. La fondation Louis Vuitton occupe l'espace public. Des acteurs très différents et sans aucun doute aux antipodes dans leurs projets, leur perception et leurs ambitions. Ils usent d'armes distinctes mais ils ont pour point commun d'exposer et de s'exposer.

 

Maurizio Cattelan, Kaputt, 5 chevaux naturalisés, copyright Fondation Beyeler, Basel, 2013

Les cinq chevaux naturalisés de Maurizio Cattelan, présentés à la Fondation Beyeler en 2013, suscitent sans aucun doute une réaction assez vive, dérangeante, voire malsaine. L'accrochage joue un rôle primordial dans ce cas précis, éminemment transgressif. C'est le hors-cadre des chevaux naturalisés qui perturbe. La mise en scène de l'art n'est pas innocente. On observera qu'exposer est significatif d'une manière de penser, qu'il existe une équation inhérente à l'art et à son exposition sociale. Les choix de Maurizio Cattelan sont orientés vers une direction politiquement distanciée mais néanmoins très engagée. Il est à la hauteur de son ironie.

 

Le désir de provoquer une réaction salvatrice et de suggérer le contre-pied de la banalité en usant d'une thématique  connue, accessible et stéréotypée mais contextualisée, broie l'illusion de notre innocence. Son propos radical élimine toute alternative de fuite dans cette critique de la marche sociétale relativement aliénante et paradoxale. Sa poétique est le miroir parfait de notre société. Il semble cru dans le montage de ses associations, mais il est juste. Avec ironie, autodérision et un zeste de provocation acidulé. La manière d'exposer traduit un fait de société et si nous remontons le temps, sans aucun doute, elle autorise une histoire du goût. Scandale ou mini-scandale, Maurizio Cattelan a eu son heure d'euphorie en occupant l'espace de la toile, de la polémique, du langage, de la place publique...

Prague, photo G. C.

L'une des fonctions premières de l'art pourrait être de mettre un vernis épais sur la couche des oripeaux et des turpitudes humaines. Ou bien alors d'autoriser une forme d'appréhension de la condition humaine par des biais inattendus, explicites ou implicites. Au-delà d'agrandir le cadre, parfois étroit, des sociétés et de repousser l'horizon. Souvent, de mettre en scène un appareillage ou un habillage critique ou jubilatoire. L'art détient cette particularité d'être dans la distinction/imitation et la singularité/répétitivité tout en conjuguant une forme d'immédiateté et de réactivité, inhérente à son statut de bien symbolique. L'art est indéniablement un processus de captation qui projette l'homme dans sa réalité et son rêve. C'est un jeu d'équilibriste qui peut prêter à fascination ou à l'inverse à révulsion. L'art possède une dimension critique ou subversive, démagogique ou politique. C'est un langage qui n'est pas neutre. C'est avant toute chose un acte social. L'art qui ne serait pas vu, exposé, montré ne détiendrait pas sa fonction opérationnelle d'être un langage et un processus actifs. C'est-à-dire susciter l'échange de quelque nature qu'il soit.

Jeff Koons, Lobster, Aluminium polychrome, 2003, copyright Versailles, 2008

Jeff Koons est astucieux. Lorsqu'en 2008 au château de Versailles il exposa un homard et une dizaine d'autres pièces, la polémique enfla. Le « procès » qui en découla opposa d'une part, la vraie culture, légitimée, représentative d'un goût académique, héritière d'un pouvoir dynastique, et, de l'autre,  sa « contrefaçon » contemporaine qui n'avait rien à voir dans la place. Jeff Koons, honni, admiré ou décrié, incarne pourtant l'apothéose de l'artiste, se vendant corps et âme à un prix équivalent à l'usage optimisé d'un système. L'intérêt de Jeff Koons se concentre bien entendu au premier chef en tant qu'intervenant dans le champ symbolique. Outre le fait  qu'il ait imprimé sa marque ou son label au système des arts, outre le fait qu'il ait usé et abusé d'un système, en sachant jouer de ses codes et de ses réflexes mimétiques, il faut souligner sa capacité absolument parfaite d'usage, d'influence et d'agrégation se rapportant au système en question. C'est davantage le processus qui frappe que l’œuvre en elle-même sur laquelle il est possible de discourir ou non. Chez lui, la surenchère est systémique. La querelle des Anciens et des Modernes n'y trouve plus de place justifiée. Le chapitre est clos, c'est un autre monde. Et Versailles y trouva une nouvelle jeunesse.

"0.10": Exposition suprématiste, Petrograd, 1915

Le combat et l'engagement des coopératives artistiques au tournant de la Révolution d'Octobre les amenèrent à conquérir un nouvel espace vital pour un nouveau langage esthétique. Constructivistes et suprématistes, dont l'objectif majeur était d'intégrer l'art à la société, procédèrent par un effet d'accumulations violentes et c'est à coup d'espaces surchargés qu'ils imposèrent leur « nouveau monde. » Les formes géométriques dans leurs variantes se répètent comme pour signaler la fin d'un mode de fonctionnement et l'avènement d'une nouvelle réalité. Les constructivistes et suprématistes russes cherchèrent des formes nouvelles pour une société en mutation. Ils seront punis par Staline pour formalisme, droitisme, et autre appellations diverses et variées. Ils devinrent ainsi, à contre-courant, les parias de la Révolution d'Octobre qui avait déjà perdue ses clefs de lecture. Le petit Père des peuples avait faim de réalisme socialiste. Art, propagande, société, langage, contestation, idéologie sont des parties prenantes d'un enjeu global.

 

Berlin, photo G. C.

Si le mot d'ordre tonitruant des avant-gardes russo-soviétiques visait à changer la vie et la société, un siècle plus tard, la coopérative Société Réaliste, par exemple, fait une relecture des codes et met en scène un état des lieux se jouant des vecteurs idéologiques et de la manipulation inhérente au pouvoir dans son lien à la production de biens symboliques. L'exposition, en 2011, à la Galerie nationale du jeu de Paume, proposait une relecture du SYSTEME mettant en évidence l' idée de l’État et son emballage idéologique : la mise en scène typographique, l'idéologie du langage, la réinterprétation des images et des conventions. Le lieu d'exposition devenait le lieu d'une scénographie. Une mise en abîme dans une grande institution de l'art contemporain en France. Entre reconnaissance, rapport à l'autorité, processus d'identification, critique contextuelle, la mise en « exposition » est signifiante. Les choix scénographiques rappellent l'usage de l'espace et l'exercice de son influence.  A l'autre bout et de manière antithétique, avec d'autres perspectives, bien évidemment, la récente inauguration du siège de la fondation Louis Vuitton ne représenterait qu'un ultime avatar de l'appropriation de l'espace et de son usage. Accumulation d’œuvres. Le système de la représentation, de son influence et de son interprétation, en tant qu'acte socialement engagé, est un vrai combat et une hydre parfaite.

 

Gustave Moreau, Hercule et l'Hydre de Lerne, 1875/1876, Huile sur toile, 179 x 154 cm, Art Institute, Chicago

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