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Chronique #art 19 | juillet 2015
par Gianni Cariani
De l'art de la répétition et de ses variantes...
(« Unlimited », Art Basel, 2015)

TAL R, Garbage Man, 1993-2013 (Collage : a single physical archive consisting of 200 collages) - Cheim & Read, NY, Contemporary Fine Arts, Berlin, Victoria Miro, London
Art Basel 2015, « Unlimited »
Occuper l'espace, donner à voir, produire du discours ou le dépasser. Dans une pièce de taille moyenne, un nombre vertigineux de cadres rouges identiques sont juxtaposés et forment l'ossature d'un endosquelette. Dans chaque cadre, des images de toutes sortes, bâtiments, bestiaire, super héros hollywoodiens, éléments folkloriques, articles de presse, dessins d'enfants, militaires en faction, masques africains, bijoux, reproductions d'éléments mobiliers s'entrechoquent et constituent une sorte de torrent vertigineux.
Le foisonnement des associations donne le tournis. Il s'agit d'une sorte de caverne d'Ali Baba de la vie contemporaine mettant en scène la biographie et les choix d'un individu dans toute sa singularité. Ceci n'est pas un temple, mais un résumé, disparate, foisonnant et quelque peu obsessionnel de ce qui forme la vie. Des fragments désordonnés de ce qui nourrit le quotidien dans un cadrage régulier, répétitif, sériel, organisé et millimétré. Le plein a horreur du vide. C'est une sorte d'encyclopédie à usage personnel qui renvoie en écho le mouvement de la vie.

Victor Burgin, Office at Night, 1986, Galerie Thomas Zander, Art Basel 2015, « Unlimited »
En 1940, Edward Hopper peint « Office at night ». Dans l'espace restreint de la pièce, deux personnages travaillent. Suivant ce qui apparaîtrait comme un stéréotype, il y a la secrétaire (la machine dactylographique sur la petite table au premier plan en serait l'indicateur) et son « boss ». Une grande diagonale divise l'espace du tableau en une partie claire / vide et une partie aux couleurs sombres / occupée par du mobilier et nos deux personnages. Ils sont concentrés.
Edward Hopper représente une situation de bureau banale. Rien d'épouvantable, de sordide ou de révolutionnaire, juste la représentation d'une situation. Et la sensation d'une routine, d'une répétition. Il est possible de supposer ou non, qu'il se passe quelque chose entre les protagonistes. L'espace est confiné, la promiscuité est présente. La femme dans sa robe moulante, coupé au-dessus des genoux regarde un papier tombé sur le sol et va sans doute le ramasser.
Cependant, il est impossible de s'avancer plus avant sur l'interprétation. Peu de commentaires ont été laissés par l'artiste. Souvent, les œuvres trouvent leur écho. En référence au travail d'E. Hopper, Victor Burgin produit en 1986 une série de sept grands formats qui se réfèrent au tableau du peintre américain. Ces sept pièces forment comme une trame qui décrypte un bureau la nuit. V. Burgin se positionne de manière bien différente dans son œuvre également intitulé « Office at night ». Là aussi, il y a une secrétaire ou une assistante et son possible boss.
De manière frontale, là où Edward Hopper suggérait de possibles émotions ou leur absence, chez V. Burgin c'est le décodage et le langage qui opèrent comme un petit inventaire de décomposition des usages et stéréotypes.
Là où chez Edward Hopper, il y a une secrétaire attirante ou non, clairement déterminée, chez Victor Burgin il ne reste plus que le signe interchangeable de l'idée de la secrétaire. Le code vestimentaire et les positions sont archétypaux. Seules certaines attitudes peuvent surprendre. Les pictogrammes, les grandes bandes verticales de différentes couleurs, la création d'un espace clairement délimité et aseptisé sont autant de déterminants des formes encodées des sociétés occidentales standardisées. L'Homme n'est pas une machine. A voir.
Par ailleurs et de manière faussement anecdotique, V. Burgin a directement représenté la « secrétaire de Hopper » dans une sorte de prolongement mimétique subliminal dans l'un de ses panneaux. Forme d'hommage à l'original.

Sturtevant, « Gonzalez-Torres Untitled (Blue Placebo) », 2004, Galerie Thaddaeus Ropac, Art Basel 2015, « Unlimited »
La manière d'appréhender une œuvre est bien différente chez Sturtevant. Plus violente et plus abrupte. Il s'agit de signer l’œuvre d'un autre par son nom. En conséquence de la reproduire à l'identique. Le questionnement tourne autour de l'identité et de l'origine de l’œuvre, de son caractère unique ou reproductible, de sa puissance sémantique et de sa dimension intrinsèque. Réincarnant ses contemporains, de Roy Liechtenstein à Franck Stella parmi d'autres, Sturtevant crée une surenchère en répétant de manière précise l’œuvre qu'elle a retenue aussi bien dans ses couleurs, ses dimensions, ses matériaux. Tout repose sur l'ambiguïté et le paradoxe.
La répétition d'une œuvre aussi intime et personnelle que celle de Félix Gonzalez-Torres est emblématique de la démarche de Sturtevant, efficace, structurée et froide. Entre héritage et appropriation, répétition et biographie, espace privé et sphère publique, global et local, reproductibilité et distinction, la production des biens symboliques propose un panel parmi d'autres de questionnements efficaces et suggestifs, avec ses décalages, ses allers-retours, ses connivences. La répétition est partout et nulle part.

Bâle, 2015