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Histoire(s) des voyages | janvier 2015 

Une chronique mensuelle de Franck Michel

Continuer à se marrer et à voyager en toute liberté

« Il est à craindre que l’espèce humaine ne disparaisse avant le capitalisme. Où sont aujourd’hui les Condorcet, les Keynes, les Freud qui peuvent nous aider à ouvrir les yeux ? »

 

 

Bernard Maris & Gilles Dostaler, Capitalisme et pulsion de mort, 2009

 

 

Dessin de Cabu à la « Une » du quotidien La Montagne, le 15 novembre 2014, à l’occasion du Rendez-vous du Carnet de voyage à Clermont-Ferrand où il fut l’invité d’honneur. Ce terrible 7 janvier 2015, Michel Renaud, organisateur et fondateur de ce festival, a trouvé lui aussi la mort dans l’attentat, alors qu’il était monté à Paris pour assister à la conférence de rédaction de Charlie Hebdo et pour rendre à Cabu les planches originales de ses dessins.

Ouvrir les yeux ? Pour regarder des dessins, pour lire des textes, pour voir le monde avec d’autres yeux. Le parcourir et le visiter autrement. Respectueusement.

 

J’entame ici, alors que 2015 débute dans le sang pour tous les libres penseurs, une nouvelle série de douze chroniques mensuelles. Elles parleront de l’Histoire et des histoires de tous les voyages, dans le temps, dans l’espace, dans la rencontre et souvent, hélas, dans la confrontation avec les autres. En revanche, cette première chronique sera, elle, plutôt « bête et méchante », nourrie de l’indignation et de la rage à laquelle me convie – comme pour des millions d’autres personnes – une actualité odieuse.

 

Aussi, suite au massacre organisé par le terrorisme islamiste au siège de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, il me fallait rendre un dernier hommage, entre autres victimes tombées en ce jour funeste pour la liberté d’expression, à Bernard Maris – à son appel constant à ouvrir les yeux – et à Cabu – à sa joie de vivre dans l’Ici et de voyager en Asie – en évoquant ici brièvement une citation pour le premier et deux ou trois dessins pour le second. « La théologie a créé la fiction de Satan » avait prédit Bakounine à la fin du XIXe siècle. Quelques décennies plus tard, Malraux constatera (en réalité on lui attribuera ce propos... qu'il n'aurait jamais tenu), en bon visionnaire, que la religion et son sectarisme inhérent allaient envahir le siècle suivant, le XXIe. On y est. Et, entre carnage et esclavage, ce n’est pas joli à savoir et encore moins à voir. C’est le moins qu’on puisse dire.

Le choix qui désormais s’opère, à nos contemporains désemparés, se situe quelque part entre la répression et la régression. Rien d’alléchant, il faut l’avouer. À défaut d’un sursaut, collectif et global, on en restera là. Un sursaut : la liberté est à ce prix, non ?

 

La liberté est aussi inhérente à l’esprit de voyage et, Jean-Jacques Rousseau, promeneur invétéré et philosophe naturel, considérait qu’elle est au-dessus de tout. Il définissait la liberté comme étant l’aptitude à « non pas tant faire ce que je veux que de ne pas faire ce que je ne veux pas ». C’est alambiqué, mais néanmoins clair ! La solitude, en voyage notamment, est dans ce contexte aussi l’assurance de vivre sans maître à ses trousses ou à la maison. Le monde se quitte pour mieux l’habiter, tout comme le non-agir – de nature taoïste ou non – se trouve à la source d’une autre et nouvelle activité, fondée sur le sens et l’intensité de la vie. Être actif aujourd’hui c’est vivre une intensité dans l’art de vivre au quotidien et non pas être dans ladite « vie active »… de plus en plus rare et moribonde de nos jours.

 

Pour Gilles Deleuze, même s’il s’avoue volontiers « con, mais pas au point de voyager pour mon plaisir », la fuite est un mouvement sans destination qui inscrit le voyage comme quête de l’inconnu, le fuyard devenant alors une sorte d’explorateur de l’imprévu et de l’imprévisible. Pour le philosophe des « Mille plateaux », l’acte même de fuir conduit à la production de réel, ce qui lui fait logiquement dire que « la fuite c’est le contraire de l’imaginaire ». Remise en jeu de sa vie, la fuite est l’occasion plus ou moins rêvée de repenser puis de rebâtir un futur après avoir fait ses adieux au passé…

 

De nos jours, la pauvreté et l’insécurité augmentent, mais le tourisme s’en contrefout plus que tout, d’autant plus qu’il mise désormais sur le luxe. Une valeur sûre en temps de crise. Une crise qui, contrairement au tourisme, est vraiment durable. Alors que Scotland Yard s’apprête dès 2016 à transformer ses salles d’interrogatoires londoniennes en chambres et suites pour VIP (à 1200 euros la nuit), la Thaïlande sous la botte bidasse émet pour sa part le souhait d’équiper les touristes étrangers de bracelets pour mieux les protéger, les ficher, les fliquer, les classer, les ranger, bref pour les parquer dans les bonnes cases et dans les gentils clubs, le tout évidemment pour rassurer le marché et assurer la sécurité de tous…

 

Le tourisme est à la liberté ce que la fleur est au fusil, une aberration. Ce tourisme sur-organisé et sur-sécurisé qui ressemble si bien à notre époque est aussi le fruit d’une certaine histoire du voyage. Histoire d’un voyage dans une bulle ou sous cloche – il suffit de voir l’ineptie des Center parcs actuels, avec heureusement des ZAD (zones à défendre) qui sont mises en place par des Zadistes de plus en plus déterminés et qui résistent à la prédation de leur environnement –, histoire aussi d’un voyage de « beaufs » – ça, c’est pour l’hommage à Cabu ! –, et enfin histoire d’un voyage devenu plus massif et populiste que véritablement démocratique, malgré les dires de certains spécialistes du tourisme, qui sont surtout des libéraux devenus promoteurs de son industrie… prometteuse.

 

Devant cette évolution guère étonnante du tourisme international, le voyage n’a d’autre alternative, s’il ne veut perdre le peu d’âme qui lui reste, que de partir à contre-courant. De s’en aller sur des chemins de traverse. De s’opposer au tourisme massifié et de prôner d’autres valeurs : « repenser le proche et le lointain » pour que « le voyage contre le tourisme », comme le souhaite le philosophe Thierry Paquot dans un court essai paru en 2014, puisse poursuivre sa route. Son existence même. À défaut d’explorer de nouvelles pistes, réellement alternatives. Pourtant, sur la route, le champ des possibles s’agrandit, et le voyage c’est aussi créer et recréer sans cesse.

 

Bien butiner pour mieux se mutiner. Fuir dans l’autre sens, là où tout reste possible, s’évader dans un autre ailleurs que celui qui se met en scène au point de se vendre au plus offrant et d’y laisser in fine sa peau, c’est-à-dire ses paysages (transformés en décors de pacotille) et ses gens (devenus de simples figurants). Un voyage plus lent n’est plus souhaitable, mais indispensable. Le recours à l’éloignement permet au voyageur d’y voir plus clair. Le retour à la simplicité – y compris dans l’aventure de la route et de la vie – permet au voyageur de respecter ce qu’il voit et ceux qu’il rencontre. On n’arrêtera pas demain de voyager, car c’est impossible, et même démagogique d’imaginer une telle issue, mais il importera de voyager autrement, vraiment autrement. Au risque de ne plus partir.

 

Si la fuite n’est pas la condition du bonheur tant recherché, le voyage, lui, l’est peut-être. À chacun d’y déceler son chemin… Voyager, c’est avant tout découvrir et parfois partager la vie des autres, c’est ouvrir les yeux et les bras pour tenter de lutter contre la bêtise ambiante, c’est profiter et s’enrichir de la vie dans ce qu’elle a de mieux à offrir : l’aventure humaine. Et pas d’aventure sans liberté. « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres », écrivait Mikhaïl Bakounine, dans son Catéchisme révolutionnaire, en 1865. Il nous reste visiblement beaucoup de travail à accomplir pour devenir libres…

 

Les prochaines chroniques évoqueront, plus ou moins chronologiquement d’ailleurs, le long et pénible chemin du voyage pour arriver à la croisée sinon à la rencontre des civilisations, à l’écoute et au respect de l’altérité. Cette route vers l’autre et l’ailleurs est à reprendre en permanence, car rien n’est acquis pour toujours. On sait par ailleurs, et l’actualité nous le rappelle dans le sang et dans les larmes – dans la colère aussi – que l’avenir s’il est pavé de bonnes intentions est surtout paré de fortes embûches. Barré par des barrières aussi physiques que mentales. Rien n’est gagné en 2015 et qui peut prédire – sinon un prophète à barbe et de malheur, comme il en existe beaucoup trop – que d’ici 2020 ou 2030 le monde sera meilleur ? Des lendemains qui rechantent ? La musique ne prend plus.

 

Pourtant, pour celle ou celui qui le peut encore, l’acte de voyager est sans doute devenu l’une des dernières façons de rester libre dans un monde où les entraves à la liberté ne cessent de gangréner nos sociétés. Dans son essai L’autre et l’ailleurs, Stanislas Breton, paru en 1995, s’interrogeait déjà, à bon escient, sur le fait de savoir si « exister n’est-ce pas indéfiniment sortir de soi et y revenir ? » ; en effet, exister c’est vivre en mouvement. Indiscutablement. De près ou de loin. Ici ou ailleurs.

 

Partir et revenir, autrement dit. Découvrir et partager, respecter l’altérité, refuser l’indifférence et accepter la différence. Enfin, on voyage aussi pour ne pas mourir idiot. Quelquefois pour en finir plus vite, plus fort et plus loin. Ou encore pour ne pas mourir du tout. Et ne pas crever de simple ennui ou de la bêtise des hommes. On voyage pour mieux voir et comprendre le monde. Y vivre et même y survivre.

Sur terre comme aux cieux. 

 

Avec ou sans guide Michelin en poche, voici la couverture et la 4e de couverture du carnet de route de Cabu intitulé Voyages au bout du crayon, paru chez Flammarion en 2011. A relire et à revoir… avant de partir.

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