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On the route

Olivier Toussaint, photographies

Jean-Christophe Diedrich, dessins

Daniel Bourrion, texte

Ce serait la route, ce serait tout droit et puis encore tout droit et comme cela jusqu'à s'oublier, jusqu'à oublier où l'on allait, et pourquoi : il avait été question d'une traversée du continent en lui passant dessus le ventre et puis ça avait été finalement une boucle, le continent était grand et le temps pas si extensible que cela mais l'idée de la boucle était parfaite, on reviendrait dessus ses pas et c'était comme une vie, on revenait dessus ses pas, on retrouvait pareil ce qu'on avait presque oublié, qui était soi, à peine changé tout à la fin, mais tout de même, tout ce bitume, ça avait fait dedans un gros travail, on comprendrait seulement lorsque rentré revenu dans le lent travail des jours gris on verrait que quelque chose était tout autre sans parvenir à dire quoi et c'était ça, le voyage n'avait pas de cesse, il était juste passé dedans, on était devenu la route.

 

Le dit de Tom

par Daniel Bourrion

 

 

Je ne parle pas. Je ne parle pas beaucoup. Je n’ai jamais parlé beaucoup. Et puis regarder tout cela me prend du temps. Beaucoup de temps. Je n’ai du coup plus de temps pour parler. C’est tellement grand tout ça. Tellement plus grand que tout ce que j’ai jamais vu. Jamais vu à Sardinia, État de New York, États-Unis. Là d’où on vient. Ce qu’on fuit. Dans une Ford Fusion grise. Franchement. Je n’aime pas le gris. Je dois bien faire avec. L’occasion est passée, on a sauté dessus. Mais quand même le gris. Quand même pas de chance ce gris. Ce gris qui est exactement l’inverse de ce qu’on a vu. Qui nous a sauté aux yeux. Les couleurs. Les couleurs du monde dehors, ailleurs. Les mêmes mais pas vraiment que celles de Sardinia. Les mêmes mais plus soutenues plus fortes. Tout était différent.

 

 

Et tout était pareil. On roulait. Tout changeait. Tout le temps. On voyait passer dehors le monde. Du linge sur des fils au fin fond des campagnes. Je n’avais jamais vu ça. Je n’avais jamais rien vu du tout de tout ça. Il y avait du rouge du bleu partout. Je n’en croyais même pas mes yeux. Je prenais des photos pour me souvenir. Je prenais des photos pour pouvoir y revenir. Pour attraper le monde et l’horizon. Pour faire des images des visages. On roulait tout le temps. Le monde dehors était un film se déroulant sur une toile peinte tendue. Dans la voiture on était au drive-in et pourtant on roulait. Parfois je mélangeait les lieux les jours les ciels. Cela n’était pas grave. Il restait partout le gris de la Ford Fusion pour m’accrocher dans le réel. Les autres se moquaient de moi, de l’objectif que je pointais dans toutes les directions. Je ne parlais pas beaucoup. Pas plus que d’habitude. Je n’avais rien à dire de plus que d’habitude, qu’à Sardinia, État de New York, États-Unis, cette ville qui n’était pas une ville.

De tout cela je me suis rempli. J’étais une bouteille vide, je me suis rempli. De visages surtout. Des visages qu’on a croisé, qui sont venus se coller à mes yeux pour ne plus se détacher. Je crois que je me souviens de chacun d’eux. De celui de ce mec bourré qui essayait de nous convaincre de lui payer une bière quelque part dans le Mississippi. De ceux des joueurs de base-ball qu’on a regardés jouer presque toute une après-midi. Du mec dans la station-service qui avait des yeux qui ne voyaient plus rien que le vide de sa vie. Des passants dans les rues droites, dans les avenues, qui ne nous voyaient même pas. Des cops. Des cops qu’on croisait souvent, et je me taisais encore plus tellement j’avais la trouille. Je n’avais pas envie de retourner chez moi, à Sardinia, là-bas, dans cet endroit où l’ennui suintait de toutes parts. Je n’avais pas envie, et même si de l’ennui j’en ai croisé aussi ailleurs, dans d’autres villes. La ville est un ennui.

 

 

Parfois. Ce que j’ai oublié c’est le motel où j’ai pris telle ou telle photo. Les motels étaient tous pareils. Les lits étaient tous pareils, et les TV, et les douches, et les meubles. Tout tout le temps pareil derrière les portes alignées infinies. Chaque soir j’avais l’impression de revenir au motel de la veille. Je savais bien que non pourtant. La Ford Fusion grise devant la porte garée en attestait. Son moteur chaud. Les miles sur le compteur qui tombaient comme des mouches. Un rien aussi qui changeait dans l’air froid, celui des clims. La salle du petit déjeuner, jamais la même par contre, bien que la recette des waffles semblait universelle. Je n’ai jamais photographié une gaufre. Je préfère les manger. Je ne parle pas non plus la bouche pleine. Je mâche lentement. Je mâche le monde mais je crois qu’au final c’est lui m’avale cru.

 

 

L’autre truc auquel je pense souvent maintenant que c’est fini et bien fini c’est aux façades et aux fenêtres. À toutes ces maisons posées silencieuses pendant qu’on tournait dans les sens dans les quartiers. À ces ouvertures condamnées derrière lesquelles peut-être vivaient encore des gens. À ce qu’on ne voyait pas mais que j’imaginais. Des vies. Des tonnes de vies. Immobiles. Attendant. Attendant que quelqu’un les regarde pour commencer à bouger. Je ne sais pas si quelqu’un comprend ce que je raconte. C’est aussi pour ça que je ne parle pas beaucoup.

 

 

Finalement je ne sais pas ce qui nous a pris. J’ai eu le temps d’y penser pourtant sur la route. Je n’ai pas trouvé de réponse. L’occasion s’est présentée, on a démarré. On attendait depuis longtemps. On attendait de passer l’horizon. On l’a passé. Derrière c’était pareil. Derrière c’était différent. Je ne regrette pas. Ce que j’ai vu, je l’ai vu. Personne ne pourra me l’enlever, c’est dedans moi entré. Dedans ça continue à vivre.

 

 

texte © Daniel Bourrion, mars 2014

photos © Olivier Toussaint, mars 2014

dessins © Jean-Christophe Diedrich, mars 2014

Site du voyage "On the route", réalisé en temps réel durant l'été 2013

www.ontheroute.fr

"Sardinia" de Daniel Bourrion

aux éditions publie.net

Plus d'informations

et télécharger le livre, ici

Daniel Bourrion est conservateur des bibliothèques. Son atelier d’auteur se tient à ciel ouvert sur www.face-ecran.fr

 

Jean-Christophe Diedrich est prof d’histoire. Il a publié avec Daniel Bourrion et Olivier Toussaint, Pose(s) Café un ouvrage sur les bistrots de Metz mais aussi des articles et ouvrages sur l’histoire culturelle de sa ville natale. Il collabore régulièrement à un mook, la revue l’Eléphant et gribouille des croquis depuis quelque temps.

www.lelephant-larevue.fr 

 

Olivier Toussaint est auteur photographe. Il travaille pour les entreprises et les collectivités et anime des ateliers photos pour une association. Son travail personnel se développe autour des chemins et du voyage. www.oliviertoussaintphotographe.com

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