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Vu, lu et (dés)approuvé | août 2014 

Une chronique mensuelle de Franck Michel

Madura, la presqu’île délaissée au large de Java  

 

 

 

 « La jeune génération demeure dans l’ombre de l’ancienne, à moins de se juger capable de juguler cette domination, auquel cas elle se révolte. La forme que prend cette rébellion dépend de la manière de penser de la jeune génération et permet de juger si la révolte repose sur une véritable réflexion ou si elle n’est qu’un pari, si elle est réellement créative ou simplement une manière complaisante de se libérer de certaines frustrations. »
 

Pramoedya Ananta Toer, The Mute’s Soliloquy, 1999

 

Ainsi s’exprimait l’écrivain, celui que ses amis et lecteurs surnommaient affectueusement « Pram », dans ses Mémoires, sept ans avant sa mort, et quelques mois seulement après la chute du dictateur Suharto, cet événement majeur qui ébauchera une nouvelle ère pour l’immense archipel qu’est l’Indonésie.

 

La transformation politique fut lente, douloureuse même, mais ce n’est pas une surprise d’apprendre qu’on ne passe pas d’une dictature à la démocratie en un simple tour de main… ou de magie. 

À Madura, ici à Sumenep, principale ville située dans l’est de l’île, les habitants ne croisent guère de voyageurs, peu nombreux à découvrir ces parages, leur accueil est pourtant particulièrement hospitalier.

 

En juillet 2014, pour la première fois dans l’histoire de la République indonésienne, Joko Widodo alias « Jokowi » comme le surnomment ses fidèles admirateurs, un ex-vendeur de meubles au parcours personnel impressionnant et fulgurant (il devient en 2005 maire de Solo puis gouverneur de Jakarta, un self-made man qui pour une fois ne sort ni des rangs de l’armée ni de ceux de l’aristocratie), arrive en tête de l’élection présidentielle.

 

Ce n’est pas franchement une surprise, compte tenu des sondages favorables et du soutien populaire dont il a bénéficié, mais tout de même ce n’est pas tous les jours qu’un roturier, parfait inconnu sur la scène politique il y a seulement dix ans, fan d’Obama mais aussi de heavy metal, parvient à se hisser au sommet de l’Etat indonésien. Dans ce grand pays musulman, cette importante élection a tout d’une bénédiction pour les Indonésiens qui sont exaspérés par une corruption politique endémique et un pouvoir trop longtemps gangréné par le népotisme et les gages accordés à la fois aux islamistes et aux militaires, sans oublier les services rendus aux petits amis installés aux affaires. 

 

Alors que le pays connaît une embellie économique et adosse sa prospérité sur l’essor des classes moyennes avides de consommation, le champ social et politique est resté à la traîne. Enfin, une autre issue semble poindre à l’horizon : « Jokowi » a bien promis, n’est-ce pas, lors de sa campagne présidentielle, de s’occuper en priorité de l’éducation, de la santé et même de la culture ? Certes, on sait ce que valent les promesses électorales, mais il n’est pas interdit d’espérer un réel changement pour les Indonésiens. Pas une révolution mais une évolution.

 

A Java, île surpeuplée, cœur de l’islam à l’indonésienne, centre du pouvoir économique et politique du pays, Jokowi a réussi son pari et conquit son public/électorat, même si ses suffrages les plus forts ont été obtenus à Bali, l’île hindoue voisine et éternelle rivale. A l’est de Java, une île nettement moins connue et devenue presqu’île en 2009, bastion des partisans de l’ex général Prabowo Subianto (le rival de Jokowi, battu à la course à la présidence) et territoire mélancolique d’un fantasmatique état fort, fait – à sa manière – de la résistance : Madura.

Le pont Suramadu.

Un ferry, un pont, des passerelles pour rejoindre Madura

 

On accède sur l’île de Madura par un ferry ou, depuis 2009, par un pont : le pont Suramadu. Ce nouveau lien unit ainsi définitivement Java et Madura, ôtant du même coup à la fois une certaine autonomie et un évident isolement aux Madurais pour qui la vie avec le pont ne sera plus jamais la même que sans lui. Avec cette passerelle, Madura devient de facto plus indonésienne, plus javanaise préféreront dire les mauvaises langues. 

 

Long de près de 5,5 kilomètres, le pont Suramadu, relayant Surabaya à Madura, est un pont à haubans. Il est inauguré le 10 juin 2009 et est le plus long pont de tout le pays. Il franchit le détroit de Madura qui sépare deux mers, celle de Java et celle de Bali.

 

Construit par un consortium d’entreprises indonésiennes et chinoises, il s'agit du premier pont à péage d'Indonésie. Huit dures années ont été nécessaires pour construire l’édifice ; en effet, commencée en août 2003, la construction du pont s’interrompt dès 2004 pour deux raisons majeures : en juillet de cette année, un grave accident de travail a tué un ouvrier et blessé neuf autres ; puis, à la fin de l’année 2004, les financements ayant été gelés, le chantier s’est arrêté brusquement, pour ne reprendre qu’en novembre 2005. Finalement, la jonction des deux éléments constituant la travée principale a eu lieu fin mars 2009, et la mise en service du pont est devenue effective le 10 juin 2009.

 

Sur la côte nord de Madura, aux environs de Ambuten. Ici, pendant le mois du Ramadan, des bateaux de pêche rentrés au port et des jeunes du village attendant la tombée de la nuit pour manger ensemble.

A Sumenep, principal bourg madurais, un nouvel aéroport a été inauguré en juillet 2014, un événement qui contribuera inévitablement à désenclaver encore davantage Madura, une opération déjà largement entamée depuis 2009 avec la mise en fonction du pont entre les deux rives, javanaise et maduraise.

 

Si l’économie est la priorité de cette mini révolution régionale des transports, le développement du tourisme, international surtout, fortement souhaité et encouragé par les autorités du pays, n’est pas sûr d’être bien au rendez-vous. Pour l’instant du moins. Madura n’est plus une île mais une presqu’île. Ce qui chagrine plus d’un Madurais c’est le risque de voir leur ex-île (leur exil ?), et leur culture surtout, devenir un simple appendice de la puissante voisine Java.

 

Le double prix de leur développement et de la sortie de leur isolement, voire leur oubli du « centre », est-il nécessairement aussi élevé ? Sans doute. Du reste, cette dure loi de l’histoire qui régit aussi le marché mondial s’applique également ailleurs !

Bureau ou plutôt palais du préfet (bupati) local à Sumenep

La modernité qui arrive à Madura ne représente pas qu’une menace sur une identité culturelle en sursis mais aussi avant tout une opportunité pour s’ouvrir au monde. Je me souviens, en l’an 2000, avoir terriblement regretté qu’un pont – entre Java et Madura, mais aussi entre les cultures – n’existait pas encore.

 

Voyageant avec des amis javanais résidant à Surabaya, nous sommes partis pour une rapide « excursion » de deux jours à Madura, en voiture et donc en empruntant le ferry pour s’y rendre. La traversée maritime Surabaya-Madura fut un voyage d’aucun repos, mais de grand stress et speed. Souvenons-nous l’année 2000, celle de tous les dangers en Indonésie, c’était l’époque où des mouvements de séparation menaçaient, disait-on à Jakarta, l’Indonésie de ressembler aux Balkans – on s’avançait aléatoirement à comparer la nouvelle Indonésie à l’ancienne Yougoslavie – et c’était plus encore le temps où le Timor-Oriental allait prendre son envol vers une liberté bien méritée, devenant le Timor-Leste, un nouvel Etat indépendant, sous la houlette des Nations-Unies, le tout avec un peu le soutien de l’Australie. Un détail qui compte dans mon modeste récit. 

 

Sur le « pont » du ferry, discutant avec mes amis durant la traversée, un groupe de jeunes, déterminés par une haine étrange et visiblement sous l’emprise d’un croissant versatile, m’agressent d’abord verbalement puis physiquement, avant de menacer de me jeter par-dessus bord.

Foule casquée en train de faire ses emplettes au marché de Sumenep.

Étant désespérément le seul Blanc (bule) présent sur le ferry-rafiot, mes enquiquineurs ont déduit un peu vite que je devais forcément être soit Nord-Américain soit Australien, donc en service commandé du Grand Satan. Dans les deux cas, je me retrouverai instantanément à l’eau et en très mauvaise posture. Heureusement, l’un de mes amis surgit alors en hurlant que j’étais un Français, simple bourlingueur, même pas affilié à la CIA, rien à voir donc avec les méchants Yankees

 

Au final, un grand merci à cet ami et à sa prompte intervention, ainsi qu’à mon passeport, que j’ai dû exhiber devant mes assaillants, adeptes à tous les coups de pencak silat (qui aujourd’hui doivent se pavaner en regardant The Raid 1 & 2), pour prouver mon appartenance au « bon camp » occidental…

 

À cette époque, la France avait même pu se montrer, à maints égards, pro-palestinienne (comme quoi les temps changent !), une option géopolitique qui avait ici été notée par mes agresseurs indonésiens, de tendance islamiste toutefois, avec qui j’ai ensuite partagé un thé glacé… à défaut d’un bon verre de vin.

 

C’est vrai, pour cela, il ne faut pas aller à Madura, mais simplement rester au sud de Bali, accoudés sur l’un des nombreux bars sélects et gérés par les expats, ceux précisément que détestent mes nouveaux amis indonésiens de circonstance, tout juste rencontrés sur le ferry… 

Vendeurs ambulants postés près du marché officiel de Sumenep.

Madura, une histoire et une culture pas comme les autres

 

Un peu plus de quatre millions d’habitants peuplent le territoire insulaire de Madura qui, administrativement, intègre la province de Java Est. Quatre départements – Bangkalan, Pamekasan, Sampang et Sumenep – divisent l’île.

 

Riche d’une histoire singulière, Madura était au XIVe siècle une contrée tributaire du puissant empire de Majapahit. C’est du moins ce que nous apprend le Nagarakertagama, poème épique (daté de 1365), rédigé sous le règne du roi Hayam Wuruk.

 

Un siècle et demi plus tard, l’apothicaire-voyageur portugais Tomé Pires considéra par écrit que Madura ne fut, vers 1515, pas encore passée sous la coupe des Musulmans. C’est pourtant peu après, en 1528, que selon la tradition locale, les Madurais se seraient convertis à l’islam.

 

Cette date coïncide avec la prise de Kalapa (en 1527), un port du royaume hindouiste sundanais de Pajajaran, par un prince musulman de Banten. Conquise en 1624 par les troupes du Sultan Agung, Madura adoptera à compter de ce moment les coutumes royales propres à la cour de Mataram.

 

Suite à des intrigues de palais dignes des Mille et une nuits, une lignée princière du nom de Tjakraningrat parvient à s’imposer en 1678. Puis vint le temps des colonies avec leur Résident en chef et leurs résidents-colons tout courts. Des Hollandais qui, comme ailleurs dans l’archipel, vont tenter de diviser pour mieux régner, surtout lorsque leur colonisation commence à être à bout de souffle.

 

Ainsi, créé le 23 janvier 1948 sous leur tutelle déclinante, le Negara Madura, sorte d’Etat de Madura fantoche, a fait brièvement partie de la République des États-Unis d'Indonésie, instituée le 14 décembre 1949… comme pour célébrer en grandes pompes le chant du cygne de la colonisation qu’on ne savait ou ne voulait voir. Enfin, à l'issue de cette mascarade, le territoire de Madura a été intégré à la République d'Indonésie le 9 mars 1950.

 

Au centre-ville de Sumenep, affiche publicitaire pour vendre des clopes. Think positive, ben voyons ! Les voyous-affairistes de la communication n’ont pas peur du ridicule. Plus la ficelle est grosse et plus cela prend…

Sumenep, principale cité insulaire, siège de la cour princière, est aussi le lieu culturel le plus riche et prisé. Parmi les activités les plus en vue, à Sumenep ou ailleurs en milieu plus rural, le karapan sapi, une spectaculaire course de taureaux où se confrontent les jeunes hommes de l’île ; cette tradition maduraise est également un rite de passage pour les garçons qui peuvent, à l’occasion de ces courses, montrer leur courage et leur capacité, ils pourront s’affirmer individuellement et surtout honorer leur village et leur famille au sens large du terme.

 

Côté architecture, construit en 1762 par le prince Sumolo, le palais de Sumenep trône au centre-ville, il est aussi bordé par le Taman Sari, un jardin royal traditionnel, avec ses fleurs, ses arbres et ses eaux.

 

À proximité, la mosquée – appelée Masjid Jamik – est joliment colorée, elle est notamment décorée de divers motifs musulmans et, dans une moindre mesure, chinois.

En période de Ramadan, le soir c’est la fête, et comme ici à Sumenep, les enfants ne sont jamais les derniers servis. Pour s’amuser tout est bon, surtout les références à l’Occident…

Madura, on l’aura sans doute remarqué à la lecture de cette chronique, n’est pas vraiment une destination touristique à la mode, encore moins à l’intention d’une clientèle internationale, ce que sa réputation de fief de l’islam fondamentaliste – réelle ou usurpée, cela dépend du contexte et du lieu – vient encore confirmer.

 

À Madura, il est généralement admis que les habitants écoutent et suivent davantage les conseils émanant des clercs musulmans que ceux dispensés par les responsables politiques, même s’ils ont été élus. L’islam, ces dernières années, n’est pas très vendeur sur le marché touristique mondial, affirmer cela n’est pas un scoop, mais un fait avéré. Pourtant, en se promenant dans la campagne maduraise, c’est une autre Indonésie qui s’offre aux visiteurs, loin des artifices du tourisme de masse, des sites à ne pas manquer, ou encore des sourires commerciaux qui attendent le chaland à l’entrée d’une boutique de souvenirs ou à la sortie d’un site classé au patrimoine mondial.

 

Une Indonésie rurale et simplement plus authentique qui, naturellement, se mérite. C’est en vain qu’on cherchera ici de la connexion Wifi à tous les étages ou un café Starbucks au coin de la rue… Rien que pour cela, Madura vaut déjà largement le détour !

La mosquée principale au centre de Sumenep, extérieur & intérieur.

Contrairement à la vie urbaine bouillonnante de Surabaya, deuxième ville du pays avec plus de dix millions d’habitants, à Madura – dès qu’on a franchi le fameux pont – la vie devient d’un seul coup plus paisible, plus rurale, plus frugale aussi. Le vent occupe la place du bruit et le temps semble se rallonger.

 

La simplicité campagnarde remplace le superficiel de la mégapole. L’hospitalité est grande de la part des habitants, la plupart sont très contents de partager des moments avec les rares visiteurs qui s’aventurent sur leur territoire.

 

Cela dit, quand le calme est rompu, pour telle ou telle raison, bonne ou mauvaise, la violence explose parfois rapidement. Violemment. Parfois la haine se dessine et la colère monte entre musulmans de différentes écoles de pensée et plutôt d’action. 

 

Les Sunnites sont ultra-majoritaires dans toute l’Indonésie, les Chiites ne représentant qu’un très modeste pourcentage (moins de 3 %) de l’ensemble de la communauté musulmane vivant dans l’archipel. Une goutte d’eau dans l’océan de l’islam national, il est vrai de plus en plus influencé par le modèle wahhabite en provenance du Moyen-Orient.

 

Pourtant, à Madura, fief islamique, mais pas islamiste, des heurts confessionnels ont sporadiquement lieu entre ces deux communautés musulmanes. L’intolérance provenant surtout de la part des Sunnites majoritaires, dont une part est hélas mal habitée/habillée par le mauvais rêve puritain nourri par les forts courants orthodoxes qui investissent non seulement Madura, mais aussi de nombreuses régions d’Indonésie, y compris les plus reculées. 

Sumenep : monument commémoratif et lieu de rencontre et de promenade.

En décembre 2011, une école coranique (pesantren) d’obédience chiite a été attaquée puis incendiée dans le hameau de Nangkrenang (département de Sampang). Les maisons des deux principaux responsables de l’établissement scolaire ont également été brûlées.

 

Déjà, en 2006, l’école avait été vandalisée, sans doute par les mêmes assaillants et extrémistes sunnites, le principal ayant alors reçu des menaces de mort. Puis, en 2012, une émeute éclate dans la même zone au cours de laquelle deux Chiites ont été tués par des Sunnites, certains locaux et d’autres venus de Java.

 

Dans la foulée de ce massacre, des centaines de Chiites sont déplacés durant plusieurs mois, vivant pour la plupart dans un complexe sportif, au confort plus que sommaire, manquant notamment d’eau et de nourriture.

 

Nous ne sommes pas en Syrie, mais à Madura et, à de rares reprises, la violence atteint soudain un paroxysme quasi inexplicable en plein cœur d’une ruralité très peu densément peuplée… Ces conflits interreligieux au cœur même de la foi islamique ont été un peu oubliés en raison des élections législatives puis présidentielles en 2014.

 

Mais, le candidat Prabowo Subianto étant très populaire à Madura, celui-ci manipulant dangereusement les cartes nationaliste et islamiste, ces affrontements Sunnites-Chiites ont rapidement refait surface : Joko Widodo (du parti PDI-P) n’est pas en odeur de sainteté dans cette contrée très conservatrice, mais globalement sur le plan religieux bien plus fondamentaliste qu’islamiste, et les soutiens de Prabowo Subianto (du parti Gerindra) tiennent plus ou moins le pavé.

 

Les sbires du général criminel, lors d’un meeting organisé par une énigmatique « alliance anti-Chiites », un admirateur de Prabowo et responsable local invite la population à voter contre Jokowi lors de la présidentielle, arguant du fait – faux en réalité – que Jokowi nommera en cas de victoire le leader de la communauté chiite Jalaluddin Rakhmat, au prestigieux poste de ministre des Affaires religieuses.

 

Ces allégations, bien qu’infondées, cristallisent encore plus la colère exprimée par une population pauvre, oubliée, peu éduquée, et contribuent à la pousser toujours plus dans les bras d’un général dont la seule place qu’il devrait légitimement occuper est celle d’une cellule de prison. Pour en arriver là, la jeune démocratie indonésienne devra encore faire un peu de chemin vers plus de justice sociale. Espérons que l’équipe de Jokowi, à sa manière, y contribuera.

Sumenep : un bel exemple d’architecture traditionnelle.

En attendant ces lendemains d’ores et déjà promis en haut lieu, « à Madura, les Chiites ne peuvent toujours pas rentrer chez eux », précise Indra Harsaputra, journaliste au Jakarta Post, le 28 septembre 2013. Pour les Sunnites sur place, le retour à Sampang des Chiites ne pourra se faire que s’ils se convertissent à la foi sunnite et suivent des enseignements en conséquence.

 

La réconciliation (islah) n’a guère de chance d’aboutir puisque les autorités locales, police comprise, ont réussi à se mettre d’accord sur ce point !

 

On se demande où est passée la tolérance religieuse si chère aux Indonésiens, et au demeurant inscrite en haut de la liste des cinq commandements édictés par le Pancasila, cette philosophie d’État qui fait tant la fierté de la nation ?

 

Ce conflit, qui s’est envenimé en un an, a connu son point de non-retour le 27 août 2012, lorsque des dizaines de maisons appartenant à des familles chiites ont été incendiées par des émeutiers. Avant cela, le leader religieux chiite, Tajul Muluk, avait été condamné à deux ans de prison par le Conseil des Ulémas indonésiens (MUI) pour dispenser des pratiques et des discours « déviants », par exemple s’opposer à certains pèlerinages organisés à La Mecque ou utiliser durant les prières quotidiennes un exemplaire du Coran non reconnu officiellement. C’est-à-dire par le clergé sunnite officiel, évidemment ; celui surtout dont les ordres proviennent des pays du Golfe.

 

À Madura, un bon Chiite est un Chiite qui devient Sunnite. Nul salut hors de ce choix imposé… à l’exception d’un déménagement forcé. Une expulsion donc. Heureusement, des voix sunnites et maduraises s’élèvent également contre cette intolérance religieuse et ces dérives extrémistes, mais pour l’heure elles restent peu nombreuses et insuffisamment entendues. 

Kalianget : une fresque murale dans une école indique la bonne voie à prendre : « allez, étudiez ! »….

Déclaré vainqueur de l’élection présidentielle le 22 juillet 2014, Joko Widodo, le gouverneur de Jakarta, est arrivé en tête du scrutin – qui a eu lieu le 9 juillet – avec plus de 53 % des voix. Le mandat débute officiellement le 20 octobre 2014.

 

À l’issue d’une campagne électorale rude et parfois féroce, ce qui n’a rien d’étonnant compte tenu de l’adversaire de celui que tout le monde surnomme Jokowi, l’ex-chef des forces spéciales Prabowo Subianto, nostalgique de l’Ordre Nouveau cher à l’ancien dictateur Suharto, et jamais jugé pour ses crimes perpétrés sous le sceau d’un régime militaire qu’il a si dévouement servi, l’archipel indonésien entame néanmoins une nouvelle phase de son histoire.

 

S’ouvre ainsi aujourd’hui une période d’espoir, réellement démocratique, marquée par la fin définitive de l’héritage dictatorial.

 

Au cours de juillet 2014, plusieurs cas de votes truqués ont été notifiés dans l’archipel… et notamment à Madura, fief politico-nationaliste de Prabowo. Dans un village madurais, où Prabowo Subianto est particulièrement populaire, le candidat Jokowi n’a pas recueilli un seul suffrage… Un observateur avisé, un certain Sundari, clairement pro-Jokowi, relève que cette situation est totalement impossible puisque des membres de l’équipe de volontaires soutenant la campagne de Jokowi ainsi que leurs amis et familles résident également dans ce village. Où sont passés ces votes ? On n’est sans doute pas près de le savoir.

 

Mais tricher ne sert pas toujours le tricheur et peut même, parfois, le mettre à nu, si toutefois la justice fait correctement son travail…

 

Kalianget : une bibliothèque rurale (littéralement « la maison de lecture », ou « rumah baca ») ; ce qui est malheureusement regrettable, c’est qu’elle a l’air abandonnée…

De l’autre côté du pont, à Surabaya, à la fin du mois de juillet 2014, un autre événement a mis la population locale en émoi. La police indonésienne a réprimé environ 300 manifestants – essentiellement des proxénètes et des commerçants – au cœur du quartier rouge de Surabaya, le fameux « Dolly », réputé comme étant le plus grand bordel d’Asie du Sud-Est.

 

Ces derniers contestaient violemment la fermeture de cet immense espace ouvert dédié à la prostitution de rue et de vitrines qui n’a rien à envier à Amsterdam… Tri Rismaharini, le ou plutôt la maire de Surabaya, la plus grande ville indonésienne après la capitale Jakarta, et porte d’entrée de « l’île » de Madura, avait promis de fermer définitivement le quartier de Dolly dès la fin du Ramadan.

 

La magistrate en charge de la cité a tenu parole. Mais la fin de la prostitution ici comme ailleurs reste une autre affaire, autrement plus délicate et passionnelle. Encore un défi supplémentaire pour le nouveau président Jokowi !

 

Pour l’anecdote, le terme « Dolly » est attribué au patronyme d’une mamasan hollandaise qui dirigeait ici un bordel à l’époque de la colonisation européenne… Il n’en fallait pas plus pour que certains Javanais, plutôt shootés à l’islamisme que scandalisés par le mauvais sort réservé aux femmes, et comme par hasard supporters de Prabowo, en déduisent que fermer le sulfureux red-light district de Surabaya serait une excellente manière de freiner la mauvaise influence de l’Occident dans le pays. Sans doute est-ce aussi dans ces mêmes rangs de la population émoustillée que l’on retrouvera le plus de clients des prostituées du quartier… Enfin, ce n’est là qu’une simple supposition.

La superbe plage de Lombang, quasiment déserte, à l’extrême est de Madura.

Des lendemains plus enchanteurs pour les Indonésiens ? 

 

En Indonésie, y compris dans l’enclave conservatrice de Madura, l’heure n’est donc plus à la révolution, mais à l’évolution. Dans le bon sens. Les batailles passées et les écrivains engagés ont, douloureusement, montré la voie.

 

Terminons comme nous avons commencé, en convoquant sans doute le plus grand écrivain indonésien.

 

Dans ses Mémoires, titrées The Mute’s Soliloquy, Pramoedya Ananta Toer, alias « Pram », précisait qu’une révolution relevait avant tout d’une libération, et en 2014, qu’on le dise ou non, le peuple indonésien se libère pour la première fois depuis longtemps des affres du passé, des fantômes de l’ordre nouveau qui rôdaient encore dans les arcanes du pouvoir depuis la chute du tyran, un tyran encore bien trop populaire à mes yeux, un tyran enfin qu’un Prabowo considère toujours comme un héros national.

 

Il n’est pas le seul en Indonésie à éprouver cette sympathie dans un contexte où la nostalgie d’un État fort et d’un chef militaire imprègne encore nombre de partisans et d’Indonésiens désorientés par ce qu’ils appellent « l’excès de démocratie ». Une démocratie, peut-elle seulement être trop démocratique ? 

 

Il est par conséquent sans cesse utile de relire ces mots de Pram à l’aune de la nouvelle ère qui s’ouvre : « Lorsque je parle de libération, j’entends un mouvement ou un acte principalement dirigé contre l’esclavage et l’oppression, qui combat ces deux fléaux et les abat, qui reconnaît la primauté de la valeur d’un être humain, de son bien-être et de ses droits. Dans cette maison de l’humanité, il n’y a aucune place pour la moindre parcelle d’inhumanité ».

 

En complément de la littérature, le cinéma vient également apporter ces dernières années son nécessaire grain de sel propice à éveiller les consciences : en 2013, il y eut d’abord le film The Act of Killing, du Canadien Joshua Oppenheimer, qui met en scène de manière dérangeante les « bourreaux ordinaires » des crimes d’État et de masse des années 1965 et 1966 ; il y a ensuite eu le film de l’Indonésien Tino Saroengallo qui, avec Setelah 15 Tahun (Après 15 ans), a proposé, dans un contexte préélectoral tendu, de retracer la période qui a suivi la fin de la dictature, tombée en mai 1998. Le cinéaste montre notamment qu’entre 1998 et 2013, sous couvert de timide, mais médiatique Reformasi (réforme), le pouvoir en place est en réalité fortement resté aux mains des thuriféraires de l’ancien régime militaire mis en place par Suharto, avec ses hommes d’affaires véreux et ses généraux criminels qui, en toute impunité, en ont même profité pour se refaire une santé.

 

Beaucoup de militaires ayant du sang sur les mains, à commencer par Prabowo lui-même, ont troqué la mitraillette avec le micro, en prêchant un discours nationaliste et souvent xénophobe. Aux yeux de Tino Saroengallo, et de plus en plus d’Indonésiens qui souhaitent ouvrir les leurs sur le passé trouble de leur nation, la réforme tant annoncée des quinze dernières années en Indonésie fut en vérité une affligeante trahison d’une révolution résolument pacifique.

 

Nul doute que pour le jeune président Jokowi l’état de grâce n’aura pas lieu, pour lui la tâche va s’avérer très rude d’autant plus que les attentes de ses électeurs sont nombreuses et exigeantes. 

Sur la côte sud de Madura, près de Pamekasan.

Pram n’est plus là, mais Jokowi, détaché de tout lien malsain avec l’ancienne junte, pourrait bien s’inspirer du parcours de ces héros de l’ombre, à la plume bien trempée (certains sont encore bien présents, poursuivant l’indispensable travail de mémoire, à l’instar de Putu Oka Sukanta par exemple), d’un archipel enfin échappé des ténèbres. Une véritable démocratie ne peut garder éternellement le silence sur des pans entiers de l’histoire la plus sombre du pays.

 

Il ne reste plus désormais aux autorités que de « faire toute la lumière », officiellement, sur l’ensemble des atrocités commises par l’ancien régime, celui de l’Orde Baru qui, espérons-le, ne connaîtra plus jamais aucun renouveau à l’avenir. Un défi de plus pour le nouveau président. Je lui souhaite bonne chance... car il en aura besoin.

 

 

 

Franck Michel

Près de Pamekasan. Au fond, on devine les volcans javanais, avec notamment la région du Kawah Ijen.

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