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Vu, lu et (dés)approuvé | février 2014 

Une chronique mensuelle de Franck Michel

Bollywood, un autre monde impossible

 

 

 

 

 

 

 

« Si tu te coupes de la vie, dit-il alors, quoi que tu écrives, cela paraîtra creux et sans valeur. Et souviens-toi aussi – tu auras beau colorier la réalité, elle sera toujours plus merveilleuse que ton imagination ! »

 

Satyajit Ray, Autres nouvelles du Bengale, 1990

 

 

 

Mumbai, ex-Bombay, est le cœur névralgique de la planète Bollywood. Cette cité-monde où le futur de l’Inde s’ébauche en même temps que la mondialisation à l’indienne s’y forge, est un laboratoire de tous les possibles au sein duquel pourtant beaucoup de prétendants avides de fastes, de frasques et de frusques se cassent les dents plus vite qu’ils ne le pensent. C’est que Mumbai est surtout, comme le souligne Arjun Appadurai, « la ville du cash ». Et comme on sait, le clash puis le crash ne sont jamais très loin dès lors que le cash viendrait à manquer. Dans son récent ouvrage Condition de l’homme global (Payot, 2013), l’anthropologue Arjun Appadurai montre comment la mythologie de Mumbai et la vie quotidienne dans la mégapole indienne misent en quelque sorte sur le cash « comme objet de désir, d’adoration ou de mystère, et sur ses propriétés magiques qui excèdent de loin sa simple utilité ».

 

Véritable clé du cosmopolitisme à Mumbai, Bollywood n’est pas seulement une usine à rêves et une machine ultralibérale, cette Cinecittà version indienne constitue « le moteur premier qui conserve vivants le cosmopolitisme de l’entreprise, l’animation et le cash ». L’industrie du film de Bombay a été de longue date, rappelle l’anthropologue, « l’endroit où les innombrables groupes linguistiques et communautés religieuses de la ville ont appris à collaborer au sein d’une machine à produire des bénéfices et de la célébrité, dans une mythologie de prospérité et de plaisir qui garde aujourd’hui encore un caractère propre ».

 

Au nord de l'Inde, à Darjeeling, l'icône nationale Shahrukh Khan s'affiche sur les panneaux publicitaires autant que sur les affiches officielles des films de cinéma.

Un melting pot linguistique à l’indienne

 

En effet, en côtoyant les puissantes familles musulmanes du nord du pays, mais aussi les riches traditions urdu et perse, des Gujaratis, des Bengalis et des Marathis, ont donné à la culture cinématographique indienne de grands noms comme Nargis, Noor Jehan ou Saadat Hasan Manto. C’est dans ce creuset que l’hindoustani va puiser pour accoucher, dès les années 1950, des chansons et musiques populaires qui deviendront rapidement la marque de fabrique des célèbres films hindis des générations suivantes. Cet héritage perdure jusqu’à nos jours vouant au hindi de la région de Mumbai des accents chantants, à la fois lyriques et nordistes, propre à une hybridation toute singulière.

 

L’âge d’or du cinéma hindi, de 1950 à 1980, à la source du succès de Bollywood ces dernières décennies, est le fruit d’un entrelacs de multiples ethnicités qui se croisent et se recroisent en fonction des besoins, des différentes formes de marquage, comique ou tragique par exemple. De fait, la production cinématographique de Bollywood a contribué à créer quasiment ex nihilo l’hindi de Bombay, une langue certes plus hybride que l’hindi du Nord, ce dernier étant toutefois aussi le produit d’un savant métissage linguistique, allant de l’urdu à l’hindoustani en passant par le khari-boli entre autres. De nos jours, les chants et les dialogues de Bollywood semblent plutôt gangrénés par une ingérence linguistique anglo-saxonne, avec toujours plus d’expressions et de mots anglais, qui dénaturent considérablement le charme si typique – qu’on l’aime ou non – de la « culture bollywoodienne » plus ou moins originelle, avec ses mythes et ses fantasmes, ses danses et ses mises scènes grandioses ou grotesques.

 

Analysant finement le cosmopolitisme linguistique de Mumbai centré sur le film, Arjun Appadurai démontre que l’idée chauvine d’un hindi « standard » de l’Inde du Nord qui serait « supérieur » au bambaiyya hindi, de facture plus urbaine et prolétarienne, ne tient pas la route : l’hybridation est sur toutes les langues hindi et toutes sont redevables, de près ou de loin et qu’elles le veuillent ou non, aux parlers allogènes urdu et persan. Pour l’heure, celle de Bollywood, c’est bien l’hindi de Bombay qui mène la danse, si l’on peut dire, même si sa forme est en constante évolution. Les scripts et les chansons qui sont à l’honneur sur les plateaux de tournage s'avèrent désormais modelés par cette forme d’hindi devenant tous les jours plus populaires auprès des habitants, cinéphiles et/ou citadins.

 

Mais l’envers du décor n’est pas à sous-estimer non plus. Effectivement, le Shiv Sena, parti chauviniste marathi qui a le vent en poupe ces dernières années, fait également son cinéma. Ses membres, régionalistes et religieux fiévreux, considèrent que Mumbai appartient d’abord aux Marashtriens et ils revendiquent également fièrement la domination culturelle du marathi comme langue. Mais, le poids de Bollywood est tel dans l’ensemble de la région, que même le mouvement nationaliste hindou du Shiv Sena se voit contraint de s’adapter voire de devoir adoucir son discours de haine centré sur un ethnicisme douteux aussi efficace que simpliste.

Cinéma prestigieux voire mythique, le Raj Mandir se trouve à Jaipur, au Rajasthan, au coeur de l'Inde des princes et des couleurs : un décor parfait pour faire son cinéma, ou du cinéma...

En haut, une photo du "vrai" cinéma ; en bas, un cliché d'une maquette du même établissement.

Un ciné-tourisme en plein essor

 

Certains observateurs avisés voient dans le ciné-tourisme le nouvel eldorado des destinations touristiques (Téoros, 2011). Ils n’ont pas tort. Mais rien d’étonnant à cela, le cinéma est à la mode, les décors des films ressemblent aux images de cartes postales touristiques, et finalement les lieux de tournage ne font que suivre la mode. Le ciné-touriste, pour sa part, est surtout un badaud en goguette et en quête d’expériences, elles peuvent être concrètes ou théoriques, cinématographiques ou patrimoniales, fondées sur des rencontres, des visites, des pèlerinages. Le film Slumdog Millionnaire, de Danny Boyle (2008), est une parfaite illustration de cette forme de succès de ciné-tourisme, même si dans ce cas il peut aussi s’apparenter à une forme critiquable de tourisme-voyeur, ce que j’appelle le « voyageurisme » et dans certains cas comme ici le « tourisme de la honte », qui n’est pas sans rappeler le tourisme de taudis ou encore celui mettant en scène les favelas tours sous d’autres latitudes.

Dans ces exemples venus des Suds lointains, souvenons-nous de La cité de la joie (Calcutta), on est en effet loin d’un ciné-tourisme joyeux du souvenir, avec des excursions sous forme de pèlerinages à vocation patrimoniale, comme pour les circuits qui retracent par exemple les hauts lieux de Rome, dans le sillage des célèbres films Vacances romaines (1953) et La Dolce Vita (1960), pour ne prendre que ces deux exemples bien connus.

 

Nul doute pourtant que, dans tous les cas de figure, positif ou négatif, le cinéma est devenu un médium puissant susceptible d’offrir du spectacle à tout un chacun, de porter sur les émotions avant de les transporter sur des lieux rêvés qui ne sont autres que des destinations touristiques. A Mumbai, la cité toute entière vibre au son (et à la bande-son) de Bollywood. Les plus illustres stars – comme Shahrukh Khan – y résident, les fans de tous les coins d’Inde et d’au-delà y accourent pour tenter de croiser telle ou telle actrice, ou pour y visiter tel ou tel lieu mythique de tel ou tel film qui ne l’est pas moins ! Des agences comme Bollywood Tours proposent une grande variété de « reality tours » que les gentils voyagistes adressent avec zèle aux clients désireux de découvrir, dans une double perspective d’éducation et de divertissement, les dessous de l’industrie du cinéma de Bollywood. Le discours promotionnel et d’abord touristique vend Mumbai comme une ville glamour et magique, loin des soucis de ce bas-monde, avec pour leitmotiv commercial ce laconique mot d'ordre « Bombay dreams ». Tout un programme. Alléchant. C’est vrai qu’avec plus de mille films produits par an, l’industrie du film occupe ici une place essentielle, en termes d’image et d’économie.

 

Bollywood brasse du rêve et du cash, comme l’a dit plus haut Arjun Appadurai. Sur le site de Bollywood Tours, on peut lire que « chaque jour des milliers de gens affluent à Mumbai pour concrétiser leurs rêves. Certains y parviennent, d’autres non. Mais chacun tente sa chance. Certains séjournent dans de somptueuses suites, d’autres survivent dans des bidonvilles, mais personne ne veut partir. Une fois que vous connaissez Mumbai, vous êtes dépendant à son rythme ». C’est tout le problème. Certains s’y perdent vite, parfois au point d’y perdre la vie. Ville des extrêmes, Mumbai est une méga-cité capitaliste avec tous les paradoxes qui s’y décèlent et s’y révèlent. Un doux-amer parfum de démesure flotte au-dessus de Bollywood. Dans l'imaginaire occidental, Bollywood semble se résumer à n'être qu'un appendice inférieur de la plus prestigieuse Hollywood. Un peu comme si l'institution indienne ne faisait que coller comme un vulgaire chewing-gum à son modèle californien de toujours !

 

Pourtant, loin d’être une pâle copie de sa cousine nord-américaine Hollywood, l’histoire légendaire de Bollywood s’ancre dans un passé lointain dans lequel on retrouve assez étrangement les frères Lumière. Par le biais de six courts métrages au destin exceptionnel, les deux fameux frères « inventent » le cinéma et le transporte de France en Inde en 1896. Ainsi débuta l’aventure cinématographique en Inde. Elle n’est pas encore indienne mais le deviendra rapidement. Peu à peu, l’indianité gagnera le 7e art, et Bollywood émergera. Pour le meilleur et pour le pire. Toujours est-il que, dès les années 1930, l’industrie indienne du film produira pas moins de 200 films par an. Déjà un record ! 1000 films par an aujourd’hui, et la cadence productive, si elle s’est stabilisée, semble se perpétuer dans le temps.

 

Dans son livre Bollywood Bombay (Kailash, 2006), l’écrivain mais plus encore cinéaste indien Satyajit Ray, plus connu pour ses œuvres « classiques » tirées de son Bengale natal que par son absence des plateaux de Bollywood, raconte la mise à l’écran d’un roman policier d’un dénommé Lalmohan Babu : « Pas n'importe où s'il vous plaît, à Bollywood ! ». L’auteur récompensé par la voie divine du commerce cinématographique, se rend à Mumbai pour assister au tournage de la scène finale. C’est le récit d’un voyage palpitant de l’auteur et de ses deux compères, entre Calcutta et Bombay, pour garder – étymologiquement – un parfum de nostalgie. L’auteur-réalisateur bengali promène ses lecteurs sur la voie du succès, non sans ironie, d’une méga production de Bollywood. En fait, Satyajit Ray décrypte avec délectation les bas-fonds sombres – mais qui n’ont rien à voir avec Renoir – de l’industrie du cinéma populaire indien, avec ses intrigues de palais, ses paillettes et danseuses, ses trafics et son fric. Mais comme à l’écran, tout est bien qui finit bien, grâce à la clairvoyance du cher détective. Rien de mieux que de se plonger dans ce livre d’un maître cinéaste pour comprendre les rouages d’une industrie désormais mondiale du divertissement de masse, en version indienne.

 

Mais quittons un instant Mumbai pour Jaipur, plus au nord, au Rajasthan. L’occasion de découvrir le célébrissime « Raj Mandir », un cinéma mythique, tout en art moderne et très prisé par tous les cinéphiles indiens, qui a ouvert ses belles portes en juin 1976, à l’occasion de la projection du film Charas. On s’y rend pour voir le dernier Shahrukh Khan comme d’autres arpentent les galeries du Louvre en quête de Joconde. Voilà un cinéma prestigieux, considéré par beaucoup comme étant le plus beau du sous-continent indien. Le bel édifice de style Art Déco tardif, joliment dédié au 7e art, se situe tout naturellement sur les itinéraires ciné-touristiques !

 

Intérieur "baroque" du cinéma Raj Mandir, à Jaipur, en Inde.

Dompter les masses grâce à la mise en scène de la beauté du monde

 

L’occidentalisation des chants, danses et répertoires, sans oublier l’évolution des codes vestimentaires (avec sur les pistes des filles et des garçons de plus en plus déshabillés à la mode nord-américaine) et l’usage plus courant de l’anglais dans de nombreux films, participent du fait que Bollywood vit depuis peu une véritable révolution binaire : s’adapter ou sombrer. Un choix restreint et un vieux dilemme bien connu. Le ciné-tourisme s’incruste également dans ce dilemme sorti tout droit des affres de la mondialisation.

 

Deux exemples de circuits, entre rêve et cauchemar, allant des paillettes aux tas d’ordures :

 

- Bollywood Tour Reality Show : un itinéraire qui plonge au cœur du système Bollywood mais pas dans ses coulisses qui risque de dévoiler l’envers de la médaille. On lit sur leur site : « il existe toujours la possibilité de voir des stars célèbres de Bollywood qui arrivent aux fêtes et soirées en tant qu’invités ».

 

- Bollywood Slum Tour : un circuit de 3 jours durant lequel on « découvre » la réalité d’un « plastic-land » et d’un slum bâti sur une montagne de déchets. Ensuite, vers la fin du périple organisé, visite du quartier où vivent les stars du cinéma dans des villas huppées. On lit sur leur site : « le slum tourism (tourisme de bidonvilles ou de taudis) pave la voie des touristes curieux venus du monde entier qui souhaitent connaître et explorer la vie des gens qui vivent ici ; même si cela est saturé de lutte pour la vie, les habitants restent heureux ».

 

Mumbai Film City a été construit en 1978 par le gouvernement de l’Etat de Maharastra. Le « site » est fermé officiellement… mais pour $95 on peut trouver un guide le jour même. Plusieurs agences peu scrupuleuses ayant pignon sur rue gèrent cette forme de ciné-tourisme à Mumbai : Bollywood Tourism, Bindaas Bollywood Tour, Bollywood Tours… Ailleurs en Inde, les villes de Noida, Hyderabad et Chennai, possèdent également des « film cities » pouvant accueillir des visiteurs soumis à plus ou moins forte contribution financière. 

 

En 2014, assister à des tournages, visiter les plateaux, rencontrer des acteurs, deviennent des objectifs touristiques de la politique officielle à Mumbai. Le gouvernement a ainsi lancé à la fin 2013 un plan intitulé « Tourism Bollywood », dans le but avoué de booster le nombre de visiteurs-consommateurs. Trois formules sont proposées aux visiteurs : visite guidée de trois heures ; journée plateau et tournage avec show à la clé ; tour complet de l’industrie du film. Des trips à la carte sont également disponibles !

 

Une autre opportunité de tourisme expérimental consiste à participer réellement au tournage d’un film, notamment en y jouant un modeste rôle de figurant. J’ai pu personnellement « tester » cette méthode d’immersion au cœur de la réalité bollywoodienne, à la fin des années 1980… pour constater qu’après trois jours de tournage dans la région de Chennai dans le sud, la fameuse réalité ne parvenait pas à la cheville des promesses. Aujourd’hui, la figuration s’organise et il est toujours possible d’être l’acteur d’un seul jour à défaut de l’être du jour ! Colaba Causeway à Mumbai présente un lieu propice pour se faire recruter comme figurant, avec dix euros de paie par jour. A partir de là aussi, tout est possible. Y compris l’impossible. Car dans l’Inde actuelle, et spécialement dans les entrailles de Bollywood, en ces espaces nouvellement sacralisés où la beauté est d’abord illusoire, un autre monde impossible s’offre en pâture à de nombreux visiteurs.

 

Pour échapper à l’imposture, il ne reste finalement qu’à remonter à la bonne source, celle par exemple irriguée par les idées du Mahatma Gandhi lorsqu’il disait à qui voulait bien l’entendre : « Vis comme si tu devais mourir demain. Apprends comme si tu devais vivre toujours ». Bollywood, à ce jour, nous apprend plus à bien pleurer qu’à mieux vivre !

 

 

 

 

(Chronique réactualisée à l'automne 2014)

Au sud de l'Inde, à Chennai (ex Madras), Kollywood remplace Bollywood, comme le tamoul remplace la langue hindi ; ici, on observe deux affiches d'un même film, très connu à travers tout le pays, l'un en hindi l'autre en tamoul, tout le monde peut s'y retrouver...

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