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Strasbourg, capitale mondiale du jazz manouche

Une chronique musicale de Joël Isselé

Si l'Alsace ne possède pas une abondante et longue tradition musicale hors classique, le jazz manouche s'y épanouit depuis belle lurette, offrant au genre une pléthore de musiciens talentueux.



Des nuages dans les yeux


A la question anodine mais cruciale: quel est le musicien alsacien le plus écouté aujourd'hui? L'auditeur lambda serait bien embêté d'y répondre sans se frotter longuement le haut de l'occiput. Pourtant, de New York à Tokyo, de Londres à Johannesburg, la guitare voyageuse de Biréli Lagrène enchante et fait voyager des milliers d'auditeurs à travers le monde. Et les Tchavolo Schmitt, Yorgui Lœffler et Marcel Lœffler élargissent chaque jour leur auditoire. Alors "Strasbourg, capitale mondiale du jazz manouche", comme le suggère Luc Tharin alias DJ Link, producteur et compositeur du groupe électro-groove Nu tropic, basé dans la région? Pourquoi, pas d'autant plus que le jazz manouche serait à nouveau à la mode, les musiques tsiganes dans l'air du temps.


Les films de Kusturica, et surtout de Tony Gatlif mais aussi la musique de Taraf de Haïdouk, de Goran Bregovic ou les chansons swing de Sanseverino et Paris Combo ne sont pas étrangers à ce nouvel engouement d'un auditoire jeune et plutôt curieux. Engé Helmstetter, ancien programmateur du défunt festival international tzigane de Strasbourg et guitariste au sein de l'ensemble Engé, y voit plutôt l'émergence d'une nouvelle génération d'instrumentistes, de guitaristes surtout: "la transmission du savoir musical manouche a toujours intéressé les autres musiciens. L'interprétation du swing manouche, en terme d'énergie, de feeling, dans le travail du phrasé, n'est pas une musique académique. Elle est codifiée mais c'est une porte ouverte vers la liberté, un peu comme le rock, et les jeunes ne s'y sont pas trompés". Cet art nomade par essence n'en finit pas d'essaimer, de se réinventer.


Des dynasties entières


Du musette des années vingt aux solistes accomplis tels que Django Reinhardt, les frères Ferret, Didi Duprat, les manouches, d'Alsace-Lorraine, de Paris et d'Allemagne ont généré des bataillons de musiciens, des générations d'extraordinaires instrumentistes. Des guitaristes en pagaille, des violonistes en rafale, quelques accordéonistes, de rares pianistes. Des dynasties entières lorsqu'on pense aux Reinhardt, Schmitt, Mehrstein, Lœffler, Rosenberg...

L'âge d'or du jazz manouche se situe dans l'entre-deux-guerres et l'immédiat après guerre. C'est l'époque du Hot club de France, mais aussi des musiciens américains de passage. Il n'est alors pas rare d'y entendre les grands jazzmen de passage bœuffer tard la nuit.
Le jazz, et plus particulièrement le swing, le musette, les musiques latines n'ont plus aucun secret pour ses poètes de la note bleue.

Toujours est-il que lorsqu'on pense aux migrations de populations roms, manouches, sintis, gitans qui furent fréquentes entre l'Est et l'Ouest de l'Europe, on ne peut manquer de tisser un lien évident entre le jazz, le patrimoine et le quotidien tzigane. D'autant plus que les Tziganes ont souvent intégré - et "assimilé" - des emprunts aux cultures locales qu'ils ont côtoyées dans leurs pérégrinations, contribuant ainsi à les faire vivre. Les Manouches ont des valeurs spécifiques, des traditions, des attaches affectives (l'importance du clan, de la cellule familiale) dont le fondement n'est pas la consommation mais l'histoire, l'écoute et la transmission. Autant de valeurs humanistes qui nous échappent aujourd'hui, noyés que nous sommes par le consumérisme et le matérialisme.


Ce "peuple caméléon" a réussi à se fondre dans les autres peuples orthodoxes vivant à ses côtés. Allemagne, France, Espagne, Roumanie, Hongrie... regroupent des milliers de personnes. Il est important, à l'heure de la mondialisation, de se rappeler comment les sentiments d'appartenance collective se forment et disparaissent au sein de ce peuple au destin unique dans l'histoire de l'humanité. La musique étant l'un des éléments déterminants de cette transmission. "Il y a, selon moi, reprend Engé Helmstetter, trois grandes familles de musique tzigane: l'ensemble des musiques issues de la tradition hongroise, le flamenco et puis Django Reinhardt (1910-1953) - pour l'anecdote, la mère de Django était alsacienne.

Avant Django, ce qu'on appelle le jazz gitan n'existe pas. "Django est une tradition à lui tout seul. Il a fait la synthèse des influences slaves et hongroises, du musette et de la musique américaine. A partir de là, il a fait sa musique. Il a inventé quelque chose de nouveau, par le pouvoir de son souffle et de son imagination", explique Engé. "Pour moi, dit Tchavolo Schmitt, ce type, c'est Beethoven, Mozart, et les joueurs de jazz manouche sont simplement ses apôtres" (DNA, janvier 2003). Les fêtes familiales et les veillées musicales jadis autour du feu éblouissant marquent l'expression symbolique d'une communauté, d'une mémoire liée au voyage, à la nostalgie et du contact étroit avec la nature.

La musique tzigane, dont les musiciens ont longtemps été considérés comme de simples mendiants, des voleurs et/ou des fainéants, uniquement destiné à amuser le gadjo pour quelques sous, bénéficie d'une reconnaissance internationale, tous genres confondus. Et les Manouches d'Alsace contribuent à la tonicité de cette culture à la richesse inépuisable.

A la feuille


"Je n'appartiens à aucune musique, je suis un musicien avant toute chose", s'excuse presque Biréli Lagrène. Guitariste prodigieux, le gamin de Soufflenheim a longtemps souffert d'être vu uniquement comme l'héritier de Django. Sa carrière est exemplaire, son style emblématique, son aura indéniable. "C'est un modèle pour nous tous, confesse Engé, comme Django, Biréli nous encourage à aller voir ailleurs, à se frotter à d'autres musiques". Musicien autodidacte mais aussi très bon violoniste jouant "à la feuille", Biréli a travaillé avec Jaco Pastorius, John McLaughin et une kyrielle d'autres musiciens. Désireux de multiplier les rencontres, il s'est frotté au jazz rock, au jazz fusion avant de repasser par la case manouche, y apportant sa touche. Depuis sa participation au film Swing (de Tony Gatlif), Tchavolo Schmitt semble suivre le chemin de Biréli. Le Japon, l'Amérique du Sud lui font les yeux doux et des gamins reprennent ses morceaux. Un signe qui ne trompe pas. Il ne faudrait pas oublier sur le bord de la route les Marcel Lœffler, Mandino Reinhardt et son groupe Note manouche, et écouter la nouvelle génération montante emmenée par Yorgui Lœffler, Dino Mehrstein, Engé Helmstetter, Samson Schmitt, Di Mauro swing...


Les musiciens d'Alsace et d'ailleurs qui font le jazz manouche ne sont pas soumis à un instinct de conservation qui les pousse à la préservation d'une authenticité de pacotille. De part leur histoire, leur imagination, par la volonté de s'ouvrir aux autres, de donner et d'échanger, le jazz manouche arrive à résoudre le dilemme entre volonté de liberté et conservation de son identité, évitant la folklorisation. Un état d'esprit qui lui a permis de s'affirmer et de garder la place centrale qu'il occupe sur la carte du jazz, et plus largement de la musique.

 


A écouter :
- Tchavolo Schmitt : Loutcha (Le chant du monde / Harmonia Mundi)
- Marcel Lœffler : Source manouche (Le chant du monde / Harmonia Mundi)
- Ensemble Engé : Inspirations (autoproduction - distribution en cours)
- Yorgui Lœffler : For Magnio (Brisez la glace)
- Biréli Lagrène : Gipsy project (Dreyfus jazz / Sony)
- Dino Mehrstein : Point de départ (autoproduit)
- Mandino Reinhardt : Digo O divès (Le chant du monde / Harmonia Mundi)


A lire et regarder : Le vent du destin. Manouches, Roms et Gitans,

par Michèle Brabo (Seuil).



Texte publié initialement dans la revue L'autre voie n°6, la revue du voyage autrement éditée par "Déroutes et détours"

A lire également :

- Joël Isselé, "Majeur swing : 2e festival de jazz manouche à Zillisheim (Alsace)", Blog de La croisée des routes, 12 juin 2013.

- Franck Michel, "Tsiganité et nomadisme", L'autre voie, n°3, 2007.

- Véronique Nahoum-Grappe, "Le traitement actuel des Roms est celui d'une Europe oublieuse de ses crimes", Le Monde, 12 juin 2013, p. 20.

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