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Chronique #art 8 | juillet 2014

par Gianni Cariani

Art Basel 2014 : supermercato

 

 

Riverside

 

 

L'art est partout et nulle part. Chacun s'approprie l'espace à son échelle, le transforme, le parcourt, le transcende. Parfois l'espace est ouvert, d'autrefois fermé. Chacun joue sa partition, interpelle, peut changer les règles, les codes, les conventions. Ce qui a fait et fera référence est en constante mutation. Tout se joue dans la juxtaposition et l'accumulation, l'assimilation et l'appropriation. Bien davantage encore à l'heure de la globalisation où l'accessibilité et l'immédiateté sont de mise.

 

L'art est dans la rue, dans les musées (qui devraient être absolument libres de droits d'entrée et ouverts en nocturne), dans les galeries, dans les lieux alternatifs. L'art est gratuit et se vend aussi. Autour de l'art, c'est-à-dire les biens symboliques qui sont autant de systèmes référentiels qui donnent la mesure de l'Homme, de la Société et de la Civilisation se greffe un ensemble de structures, de réseaux, d'acteurs et de stratégies. La valeur d'usage n'est pas proportionnelle à la valeur marchande. Dans tous les cas de figure, l'art au-delà de sa fonction originelle et des processus qu'il traduit est indubitablement une « monnaie » d'échange intellectuelle, émotionnelle et matérielle.

 

Pour en finir avec ce préambule, la 45e édition d'Art Basel a eu lieu du 18 au 22 juin 2014. Les superlatifs sont légion pour qualifier ce moment clef de l'année artistique à une échelle internationale. La foire d'art moderne et contemporain reste un moment étonnant, sommet du système marchand de l'art. C'est parti pour un petit tour dans ce « paradis » doré, joliment matelassé, délicatement verrouillé. 

Bâle – Les bords du Rhin

 

Jour de vernissage. L'entrée. Un joli pass bleu ciel. Un contrôle de routine avec un sourire entendu. Une gentille hôtesse d'accueil. Me voilà dans la place. C'est un peu comme dans « Days » de James Lovegrove. Il y a le monde extérieur. Peut-être un monde fictif. Et il y a le monde du dedans. Peut-être beaucoup plus réel ou tout du moins qui devrait l'être. Un autre univers. La coupure est nette. Un pass bleu, un contrôle, d'immenses baies vitrées. À l'extérieur, la transhumance quotidienne va à son rythme routinier, sous un soleil de plomb. 

Jeppe Hein, Are You Really Here, 2014

Au-delà de cette petite frontière incarnée par un petit rectangle bleu ciel, un microcosme climatisé. C'est comme « Un tout petit monde » de David Lodge. Signalétique habituelle. « Unlimited » en face.

 

Art Basel Galleries en prenant l'escalator, à droite. Un joli plan pour bien se repérer. Bientôt inutile. Quelques objectifs clairs, nets et précis qui seront bientôt dilués dans un flot de suggestions, d'interpellations et de surprises. 

Paola Pivi, Untitled, 2014, 122 x 158 x 99 cm

 

Un ours rouge. C'est toujours un bon début si l’on a la fibre animale. Un ours rouge reproduit grandeur nature est affalé à l'envers. Son regard est peut-être faussement enjôleur. La voie d'une assistante bilingue qui répète inlassablement à intervalle régulier d'une quinzaine de secondes « ne pas toucher » et sa variante « don't touch, please». Cet ours est décidément attirant.

 

Plus loin, perdues dans ce labyrinthe, deux Japonaises sont assises dans la cour intérieure et sirotent un mojito et un mimosa en recherchant l'emplacement exact où elles se trouvent. Impossible de se situer rationnellement sans un GPS. (J'ai hésité, faute de place, entre une photo des deux Japonaises sirotant et lisant le plan et l'ATM ci-dessous. J'ai tranché pour l'ATM parce que je le trouve séduisant bien qu'un rien macabre, mais tellement significatif.)

Adam McEwen, Triton ATM 2011, Graphite, 155 x 39,5 x 63,5 cm

 

 

Un distributeur automatique de billets gris anthracite reproduit à l'échelle réelle. Inutilisable. Un écho sociopolitique de la société contemporaine iconifiant à tour de bras. Il n'est plus question d'argent, mais seulement de symbole. L'usage est tellement banal qu'il en devient déconcertant lorsque l'objet est définitivement privé de son usage et momifié.

 

Quasi juxtaposée, une jungle acidulée et exubérante rappelle le monde extérieur. Mais de ce côté-ci, tout est calme, volupté et plénitude. «The Boy From Mars » souligne que le soleil est toujours et encore jaune.  

Philippe Parreno, The Boy From Mars, 2005, 148 x 90,2 x 41,9 cm

Statistiques aléatoires

 

À considérer l'angle statistique ou chirurgical de la question, Art Basel se présente comme un supermarché de l'art moderne et contemporain. Pour la foire en elle-même, plus de 300 galeries issues de 34 pays sont présentes.  Elles apportent leurs contributions en proposant des œuvres de plus de 4000 artistes pour environ 90 000 visiteurs. De ce point de vue, c'est une sorte de dédale qui à chacun de ses angles peut provoquer de belles surprises ou non.

 

De fait, même si l'origine des galeries tend à être élargie aux pays émergents (notamment la présence de galeries brésiliennes, un « effet » de mode  peut-être, en cette période hautement footballistique ?), l'équation reste néanmoins largement dominée par un axe nord-américain et ouest-européen. New York reste une tête de pont. Pour l'Europe : Londres, Paris, Milan, les galeries suisses et scandinaves. Autre point saillant, les galeries berlinoises apportent une belle contribution qui se distingue assez aisément par la nature des œuvres retenues.

 

En conséquence, Art Basel est largement dominé par un système de représentation très occidentalisé. Les repères sont connus et partagés. Les trajectoires sont saisissables. On ne peut pas vraiment se perdre. De grands noms de la modernité côtoient les artistes d'aujourd'hui et ceux de demain. 

 

Robert Motherwell, Untitled (Elegy), 1960, 58,4 x 73,7 cm

 

Un cabinet de curiosités surdimensionné

 

À parcourir la foire d'art contemporain de Bâle, on devine aisément « un  monde parfait » de ce côté-ci de la frontière. Le sentiment qui prédomine est bien évidemment l'effet d'accumulation et la sensation de profusion. Des strates se superposent. Beaucoup de strates, parfois très singulières, d'autre fois très décoratives.

 

La galerie Nicolai Wallner reflète une tendance relativement prégnante de cette édition où le regard se porte principalement sur un questionnement autour de l'homme en tant qu'individu confronté à lui-même, à l'instant, à l'attente, à l'ennui, à la réalité des faits. Si la confrontation est directe, avec une vision en contre-plongée, c'est un temps fini ou figé. Un temps qui semble ne plus s'écouler.

Elmgreen & Dragset, The Wait, 2013, 204 x 120 x 60 cm

Ailleurs, l'heure est à l'hybridation, à la mutation, à la transformation. Nombre de pièces s'attachent à l'identité individuelle physique. Ludique ou violente, le corps éprouve des évolutions surprenantes, régressives, paradoxales ou contradictoires.

 

Ici une ballerine qui réinvente le corps de la danse, là une « Mummie » bien ambiguë que n'affecte plus le temps. Ailleurs la chirurgie esthétique qui tente de corriger le temps qui passe, plus loin des traces de scarifications. Ce corps transformé, parfois transfiguré, suscite le questionnement. À la fin ou bien au début,  personne n'échappe plus à des questions évidentes. 

Scott Myles, Mummy, 2014,  Perspex,

190,1 x 40,7 x 40,7 cm

 

À l'opposé, certaines propositions sont plus conceptuelles. Englobantes, elles se montrent comme un champ d'expérimentation total. Elles imbriquent forme et espace, suggèrent le plein et le vide, les limites et l'infini. Ainsi « Dark Matter » du trio Troïka dans son espace clos nous fait circuler entre les différentes formes d'un seul et unique objet. C'est une expérience plutôt fusionnelle comme une immersion définitive.

 

Chaque année, Art Basel propose une semaine épique où sont visibles des pièces remarquables et des trajectoires assez particulières. C'est aussi le pouvoir de la foire de montrer simultanément la multitude de possibles dans une accumulation quasi orgiaque. Sorte d'arche de Noé, le mélange des genres soutenu ici par le secteur marchand des biens symboliques vogue toutes voiles dehors. Le vent souffle fort dans tous les sens du terme.

 

Par ici, la sortie. La boucle est bouclée avec beaucoup d'impressions accumulées. À l'année prochaine.

Troika, Dark Matter, 2014

 

 

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