top of page
Histoire(s) des voyages | septembre 2015 

Une chronique mensuelle de Franck Michel

Du bonheur comme gage de liberté

 

« La liberté extérieure que nous atteindrons dépend du degré de liberté intérieure que nous aurons acquis. […]

Nous devons être le changement que nous voulons dans le monde. »

 

Mahatma Gandhi

Sourires de bienvenue au Népal, ici près de la frontière avec l’Inde, en 1987.
Au printemps 2015, le Népal a connu un terrible malheur en raison de tremblements de terre destructeurs.
Mais de ce lot de malheur devra renaître prochainement une terre de bonheur.

Soyons le changement pour que le bonheur, pour tous évidemment, devienne enfin possible ! Pour atteindre ce type de béatitude, il faut d’abord balayer devant sa porte, et même à l’intérieur. De notre maison commune, de notre cervelle à chacun. Gandhi précise que pour être réellement libre, « notre effort principal doit être consacré à accomplir un changement en nous-mêmes ». En outre, le Mahatma, inspiré par les textes sacrés de l’hindouisme, considère qu’il n’y a pas de bonheur réel sans paix entre les hommes. La Bhagavad-Gita, notamment, cite cet extrait où Krishna dit que « l’homme qui rejette tout désir et marche sans convoitise, sans pensée du mien ou du moi, parvient à la paix ». De l’héritage hindou à la pensée bouddhique, le bonheur est indissociable de la libération intérieure et de la liberté tout court. 

 

Ce bonheur qui puise dans la spiritualité orientale – et dans l’antique langue sanskrite, avec le mot « soukha », bien-être, félicité, bonheur, qui dans l’indonésien actuel et à l’autre bout du continent asiatique devient « suka », amour, joie, bonheur – est également inséparable de l’idée de bonté et surtout de paix. Lorsque la paix règne, le bonheur n’est généralement pas loin. 

 

Là aussi, le dedans prime dans un premier temps sur le dehors. Ou, pour reprendre le Plaidoyer pour le bonheur (2003), aussi cher à Matthieu Ricard que l’éloge de l’altruisme, « celui qui connaît la paix intérieure n’est pas plus brisé par l’échec qu’il n’est grisé par le succès », le moine-écrivain illustrant en près de 400 pages que « le bonheur dépend avant tout de notre état intérieur ». Un bref constat épris d’une sage philosophie surtout que l’état extérieur n’est pas en excellente santé et souvent pas très beau à voir. En cause, la trop forte dissension entre d’un côté l’être et l’avoir, et de l’autre l’alter et l’ego. Si « s’aimer soi-même, c’est aimer vivre », bien vivre revient inéluctablement à vivre ensemble. Vivre entièrement, c’est-à-dire avec les autres. 

 

En même temps que fermentent les raisins de la colère, s’élèvent toutes les bonnes raisons de vivre. Exister et résister. Il est plus aisé de s’indigner puis de s’activer, de se battre et de résister, si le sentiment d’existence a déjà résolu une bonne part de ses problèmes existentiels… Prise de conscience et aspiration au changement forment deux préalables essentiels au bonheur véritable entrant dans sa phase de réalisation. Le bonheur réalisé se traduit par une belle vie incarnée. 

 

On a beau le quêter sans arrêt, on ne peut se lasser du bonheur. Comme l’écrit encore Matthieu Ricard, « le bonheur ne nous est pas donné, ni le malheur imposé ». Il ne se trouve pas et encore moins ne se décrète. Il se découvre. Il se dévoile au détour d’un monde imprévisible. Il surgit là où personne ne l’attendait pas. À chaque moment de notre vie, nous nous situons à la croisée des routes – et parfois sur le site web qui porte ce nom – et il n’appartient qu’à nous-mêmes d’emprunter, par un libre choix, la bonne direction à prendre.

 

À l’instar du bonheur, l’avenir aussi nous appartient. Le destin de nos vies et de notre monde n’est pas tombé dans l’escarcelle tenue par lesdits « grands » de notre temps, il n’a pas déchu entre les mains de fer des gouvernements en place et des dirigeants en charge, il ne dépend que de nous, et de notre capacité à cultiver le bonheur. Pour ce faire, altruisme et ouverture sont nécessaires, tout comme l’est une bonne dose d’humilité, de respect et de patience. Cette dernière n’est guère une vertu occidentale et pourtant il importerait de lui attribuer une plus grande place au quotidien : « Le bonheur est une manière d’être, or les manières s’apprennent », constate le moine-philosophe, interprète français du Dalaï-Lama.

 

L’injonction au malheur et le devoir de souffrance n’ont pas de raison d’être. L’être humain n’a guère besoin de souffrir pour mieux ressentir la joie et enfin vivre le bonheur. Non pas « son » bonheur, mais « le » bonheur, car tout bonheur digne de ce nom ne connaît pas la propriété privée, ni l’individualisme faussement rédempteur, encore moins l’égoïsme ou, plus prosaïquement, ce qu’il convient d’appeler le tout à l’ego. À l’être comblé de félicité, nul devoir de douleur pour se délivrer d’un droit d’être heureux !

 

Le bonheur ne se décrète pas. Il est, tout simplement, ici et maintenant.

 

Certes le vieux fond judéo-chrétien d’un côté et la nouvelle culture de la peur qui ne cesse de progresser sous nos latitudes ne facilitent pas la tâche du candidat au bonheur terrestre. Car être heureux, ce n’est pas redescendre sur terre, mais prendre de l’élan et même son envol, c’est prendre le risque de vivre, c’est avoir le courage d’être libre et de l’afficher. Haut et fort. Sans se soucier du qu’en-dira-t-on. Faire un pas de côté, se libérer de la masse et de la puissance, préférer la marge à la ligne, mêler sans cesse indignation et dignité. 

 

Être heureux c’est choisir la vie, être malheureux c’est se soumettre à la survie. La soumission, c’est accepter de vivre en bas, en dessous, avec en haut, toujours au-dessus, des dieux souvent uniques censés guider cet Homme incapable de marcher et d’avancer tout seul.

 

De Bakounine à Sartre, en passant par Camus, l’homme révolté est celui qui aura su – et saura demain – s’affranchir de toute tutelle, de toute pression, de toute oppression. Opiner pour le bonheur consiste à récuser l’obligation de subir, à refuser l’imposition sinistre de la survie, à s’imposer le joyeux désordre de la vie. Vivre, c’est être libre. Vivre libre, c’est choisir de vivre toujours debout et jamais à genoux. Une banale évidence, une bataille constante. 

 

À une journaliste venue un jour me questionner sur ce qui motivait mon incurable joie de vivre (ou, en d’autres termes, ma foi dans le bonheur) en toutes circonstances, je répondis naturellement : « le bonheur est à portée de main et de tous. Il est une simple affaire de torsion et demande de bouger à l’être en mouvement que chacun de nous sommes. Il suffit souvent de se baisser et de le ramasser, de le saisir à la première occasion, et chaque jour qui passe en offre de très nombreuses ». Il ne faudrait donc pas grand-chose pour être heureux. La preuve ? L’expression courante et si souvent contredite « tu as tout pour être heureux »… et pourtant il ne l’est pas ! 

 

La mise en scène cathodique des misères des stars et d’autres personnages fortunés illustrent à satiété que « l’argent ne fait pas bonheur ». C’est oublier un peu vite que l’argent ne fait pas le malheur non plus et que, dans certains cas, il peut même donner un sacré coup de pouce pour atteindre le bonheur, le vrai ! Il y a néanmoins des paroles d’évangile – comme « bienheureux les simples d’esprit » – qu’il convient de ne pas prendre pour argent comptant.

 

Certes, le Christ légendaire et avant lui le Bouddha historique ont montré la voie en ayant foi dans la pauvreté, source de richesse intérieure qui influencera durablement des penseurs célèbres au fil des siècles, jusqu’à atteindre les prophètes politiques et ensuite le sillage de Gandhi, et enfin certains économistes actuels, persuadés de la richesse de la pauvreté plutôt que des nations, et particulièrement écœurés par l’omniscience du dieu-argent. En effet, on constate néanmoins, autour de nous, que nos contemporains laissent très souvent passer ces belles occasions d’en finir avec la sinistrose, préférant se plaindre, gémir, râler, crier, insulter, etc., la colère passagère permettant un court instant d’apaiser sa souffrance intérieure. 

 

Se lâcher fait baisser momentanément la pression. Mais cela ne suffit pas à guérir son mal-être croissant ou à gérer sa dépression présente ou à venir. Je signale pour ma part que l’acte si jouissif de « se lâcher » peut se faire de manière nettement plus positive, sans nier au demeurant qu’il importe de se lâcher régulièrement : ça fait du bien ! On est donc déjà sur les rivages bienveillants et apaisants du bonheur. D’ailleurs « se lâcher » en bonne et due forme est un préalable pour « ne rien lâcher » quand la situation l’exige.

 

On passe ainsi de l’acte individuel à l’action collective. L’antique devise socratique « connais-toi toi-même » est éternelle et on peut la remanier comme suit : « connais-toi d’abord toi-même avant d’espérer connaître les autres, de les comprendre et, pire, de les juger ».

 

Un autre souvenir me revient. Interrogé à l’occasion d’un livre d’entretien, un journaliste m’interroge sur mes éventuelles recettes toutes faites du bonheur ou en tout cas sur mes options « pour garder la pêche » alors que, « dehors tout va mal et que la fin de l’histoire sinon du monde est annoncée », je souris et lui réponds que « chaque matin le soleil se lève et chaque matin je me dis qu’il se passera aujourd’hui des choses absolument extraordinaires, qu’elles soient minuscules ou gigantesques ».

 

Je complète ici ce propos, servie à une presse officielle et française un peu trop aux ordres, en rallongeant la suite de ma réponse : « si un jour je me réveille un beau matin et qu’il me paraîtra soudain impossible de déplacer les montagnes que je perçois au bout de l’horizon alors ma fin sera proche. Impossible n’est pas français dit l’adage ; pour moi, cet adage n’est pas national et je me l’approprie personnellement, j’y ajouterai une forme plus directe et la notion d’espace-temps du présent. Cela donne donc : tout est possible, ici et maintenant. Il faut juste y croire en bon athée ou même en parfait agnostique qui se respecte »

 

Si au quotidien la vie ne nous réserve plus de surprises, l’idée de survie trace inexorablement sa voie dans notre vie désenchantée. Une telle vie placée en sursis ne m’intéresse pas. Comme beaucoup, je suis pourtant entouré, cerné parfois, par des personnes qui se sont construit une prison identitaire, qui se sont volontairement enchaînées, qui ont décidé par ignorance et non par stupidité d’être esclaves d’elles-mêmes. La servitude volontaire est une réalité très actuelle, nul besoin de revenir à La Boétie ou à Henry D. Thoreau, il suffit de lever les yeux et regarder autour de soi, dans les rues, dans les familles, dans les entreprises, dans les centres commerciaux, dans les stades de football ou dans les salles de concert, et partout ailleurs. Repérage aisé, mais vaste programme.

 

Le contraire de la résignation est l’indignation, celui de la dépendance est la résilience. Animé par la force de ces contraires et le bruit du monde qui annonce l’insurrection qui vient, ami entends-tu, la résistance peut commencer. Agir et ne plus geindre, réagir pour cesser de se plaindre. À trop se taire, on termine sous terre. Plus rapidement que prévu pour les moins chanceux. S’il existe bien des rives qu’il vaut mieux ne jamais atteindre, d’autres bords sont à franchir et d’autres seuils restent à dépasser.

 

L’immigration en est la meilleure preuve. L’important est de veiller à bien s’orienter vers des rives hospitalières, en évitant les négriers d’antan et les passeurs d’aujourd’hui. Car, on ne peut le nier, l’histoire desdites grandes découvertes menées par-delà les océans et celle plus récente et incessante des découvertes macabres de naufragés dans Mare Nostrum en témoignent jusqu’à la nausée, c’est en partant à la dérive qu’on finit comme une épave. Tel un vulgaire pavé jeté dans la mare, trop de migrants ont succombé de la sorte en prenant la mer, comme des aventuriers méprisés à la destinée perdue d’avance, comme de nouveaux « biens meubles » à la destination mal prédestinée. 

 

La double loi du silence et du marché, avec son code d’honneur mafieux, est – flexibilité oblige – le nouveau code noir des trafiquants actuels. Au final, c’est toujours la mer qui prend l’homme et non l’inverse. Au bout d’un tel voyage entrepris au fil de l’eau, on échoue et on s’échoue.

 

Et c’est encore le silence de la mer qui surgit, règne et s’impose. Corps et âme. Vercors et Résistances. 

 

La paix comme meilleur gage d’un bonheur véritable.

Affichage à l’entrée d’une pagode à Koh Kong, Cambodge, 2015.

Si le bonheur est dans le pré, le chemin qui y mène est celui des gens heureux. Le bonheur est d’une manière ou d’une autre la rencontre réussie entre l’être humain et la vie. La sienne d’abord, celle des autres ensuite. Le voyage peut contribuer à construire cette rencontre. Le voyage et le bonheur partagent une même exigence : « Le bonheur est toujours à la portée de celui qui sait le goûter », disait François de La Rochefoucauld. Le voyage procède à peu près de la même démarche. Mais comme pour la cuisine et la gastronomie, il vaut mieux être gourmet que gourmand.

 

Celle ou celui qui, dans l’acte et l’art de voyager, veut bien se donner la peine d’y trouver une preuve de liberté et de plaisir, sera enchanté souvent bien au-delà de ses espérances, y compris les plus folles.

 

Il n’empêche : la route et la liberté ne vont pas de soi, toutes deux exigent une forme de don de soi. Montaigne soulignait déjà que « la vraie liberté est de pouvoir toute chose sur soi ». Voilà qui n’est pas donné à tout le monde… En attendant, on court comme on peut le monde d’abord à la recherche de soi. Entre hédonisme et épicurisme, l’art du bonheur sur terre ne s’invente pas, il se vit. 

 

Le bonheur, engagé sur la voie du détour obligé, n’a plus qu’à poursuivre son bonhomme de chemin. À propos de l’idée du bonheur, les spiritualités asiatiques sont friandes de formules. Confucius confie un jour : « La joie est en tout ; il faut savoir l’extraire » ; Lao Tseu lâche à son tour : « Celui qui sait se contenter sera toujours content » ; et enfin Mong-Tseu : « J’étais furieux de n’avoir pas de souliers ; alors j’ai rencontré un homme qui n’avait pas de pieds, et je me suis trouvé content de mon sort ». On ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche, mais aussi d’altérité et de voyage.

 

En chemin, plus que dans les chaumières, la passion règne en maître. Amoureuse ou autre. C’est Friedrich Nietzsche qui, auscultant le fameux « voyageur et son ombre », avait observé que sur la route, l’amour est un danger ou une menace pour la plupart des hommes solitaires… De l’amour libre à la sexualité nomade, le pas est vite franchi !

 

Dans les fantasmes des sédentaires, le vagabond des grands chemins est toujours, non seulement un bandit, mais également un nomade sexuel potentiel. D’ailleurs l’étranger n’est-il pas – dans le populisme ambiant – celui qui nous vole la femme en même temps que le pain et même les poules ? Jaloux pour la liberté d’errer qu’il se confisque à lui-même, le sédentaire l’est aussi pour la femme qui risque de lui échapper… Ou de découvrir voire de recouvrer sa liberté.

 

Le bonheur, c’est connaître sa Voie, et c’est souvent également jouir de sa liberté de refuser, de décider, de dire oui ou non. Quand on veut et où on veut. L’insoumission s’impose dès lors qu’il s’agit de défendre la liberté, sa liberté. Le vécu de chaque individu œuvre à faciliter l’entrée dans le camp de la résistance, comme l’a par exemple montré le philosophe Michel Onfray, dans son essai Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission (1997). L’insoumission signifie également l’insubordination et révèle l’une des clés du bonheur. Un bonheur résolument à portée de mains ou fatalement dans le champ des regards de tous ces passants qui forment les nomades ordinaires de notre quotidien. Ici et maintenant donc. Une affirmation également valable dans le domaine de la quête spirituelle, comme le souligne le chercheur Thich Nhat Hanh (2003) qui n’hésite pas à révéler l’adresse du bonheur : « Si vous voulez savoir où vivent Dieu, les bouddhas et tous les grands êtres, je peux vous le dire. Voici leur adresse : ici et maintenant. C’est tout ce qu’il faut savoir, y compris le code postal ».

 

Le bonheur cependant ne se nourrit pas seulement d’adresse, d’amour et d’eau fraîche. Il peut même rencontrer la révolte en chemin. Un rebelle est toujours un homme qui ose dire non et qui est conscient du bonheur qui lui échappe de manière profondément injuste et injustifiable. Les révoltés du bonheur ne quitteront pas le navire à la première secousse, ils ne savent que trop bien tout ce qu’ils ont à perdre.

 

Se révolter tout comme rechercher le bonheur, c’est vouloir passer, de façon déterminée et radicale, à autre chose. Quitter un monde honni pour renaître autre, et par conséquent vivre autrement. Le bonheur des démunis et des laissés-pour-compte ne peut éviter de transiter par une forme ou une autre de révolte. Avant de goûter au bonheur dans le pré, d’aucuns sont obligés de défendre l’idée du bonheur dans la rue à leurs risques et périls ! « Prendre ses deux mains pour demain » chantait ainsi Mano Solo dans l’un des titres de l’excellent album Frères Misère (1996) ; deux décennies plus tard, HK et les Saltimbanks, rallumeurs d’étoiles scrutant les temps modernes, se mêlent au peuple pour crier avec lui : « On lâche rien ! » Tout change et rien ne change, mais le besoin de changement persiste.

 

Le terme même de « révolte » invite d’abord à « recommencer » quelque chose d’insatisfaisant, d’inachevé, de scandaleux ou… de révoltant. La racine « vel », en sanskrit, signifie à la fois « retour en arrière » et « nouveau départ », étrange grand écart. Gare toutefois à en déduire que la révolte ne serait qu’une table rase du passé dans un décor de carton-pâte revu et corrigé pour la circonstance, car cela serait aller un peu vite en besogne.

 

L’être libre possède le temps, l’être puissant occupe l’espace.

 

Et celui qui a le temps est rarement puissant, tandis que celui qui est puissant est rarement libre. D’abord parce qu’il n’a pas le temps : d’être, de faire, de vivre, bref d’exister. L’argent ne procure pas le moyen d’exister, mais seulement celui de subsister. La gloire et le pouvoir enchaînent les hommes et leurs passions, l’argent les enferme dans une prison dorée d’où l’on ne s’échappe qu’en payant son dû, sa rançon de la gloire, précisément. Au contraire, le bon air et le bon temps libèrent les hommes en leur permettant, des fois, de toucher au plus près au bonheur. Ce bonheur qui, en prenant son mal en patience, permet d’accéder au bonheur partagé. 

 

En voyage, si l’être libre possède le temps, il n’est pas encore certain que ce temps « libéré » n’aille se transformer en moment de bonheur. Voyager, y compris dans des îles vendues comme des paradis touristiques – par exemple les Baléares ou Bali, brièvement évoquées dans la chronique précédente du mois d’août – n’est pas forcément une invitation au bonheur, fut-il saisonnier et temporaire. En mars 2015, on pouvait lire dans les colonnes de Courrier International un article de la presse allemande titré « Clochards à Majorque, c’est pas le paradis ». En effet, premiers clients des Baléares, les Allemands s’y rendent massivement depuis des décennies, surtout dans l’île de Majorque, considérée par les Germaniques habitués un peu comme leur 17e Land national !

 

Comme zoner au soleil permet dit-on de mieux garder le moral quand plus rien ne va, quelque 2000 Allemands devenus SDF survivent aujourd’hui à Palma et dans l’île de Majorque. Les mauvaises langues diront que le tourisme exotique n’est plus ce qu’il était ! « Autour de la Plaza Major, les Africains proposent des contrefaçons Gucci et autres fausses montres de marque. Sous les porches des églises, de vieilles femmes originaires d’Europe de l’Est font une quête agressive avant de bénir celui qui met la main à, la poche. Et aux abords du centre-ville, les Allemands font la manche ». Une image guère reluisante qui ternit l’image idyllique de carte postale que le gouvernement local voudrait donner du lieu. Les autorités allemandes, du bureau des étrangers au consulat, sur place ou jusqu’à Berlin, ne sont guère plus disertes. Les SDF ? Moins on en parle mieux ça vaut… Sauf qu’on les voit dans les rues et qu’on ne peut les rayer de la carte des villes et des îles en un trait de crayon, ou même en un raid de flics.

 

En pleine saison touristique, et dans l’indifférence générale, un sans-abri natif de Mayence est mort sur un banc de l’aéroport de Palma. C’était en juillet 2014. On l’a oublié depuis et d’autres ont suivi. Si beaucoup d’Allemands – des plus modestes aux plus fortunés – viennent ici pour s’y faire dorer la pilule, d’autres Allemands y échouent après de vaines tentatives d’accostage et de sédentarisation. Ces Allemands sont les Syriens ou les Afghans ou les Maliens de Majorque. À l’exception qu’ils n’ont pas fui, eux, la misère économique d’un pays corrompu ou la dictature militaire d’un régime oppressif ; ils n’ont fait que fuir lamentablement leur misère personnelle, économique aussi, avec en prime un destin tragique et une chute au cœur des ténèbres de la vie privée.

 

À Majorque, sur un million d’habitants, au moins 60 000 Allemands résident « à temps plein » dans l’île (mais 30 000 officiellement recensés), certains d’entre eux ne repartent jamais, car ils ont trouvé leur bonheur sur place ou se sont retrouvés prisonniers de leur malheur. Le lieu touristique est ainsi : un espace de rêve et de cauchemar, c’est selon. Une terre de bonheur peut ainsi devenir un enfer sur terre.

Dans le présent contexte des mobilités, voyager « autrement » opère en soi un acte individuel de rébellion puisqu’il consiste à responsabiliser et à autonomiser le touriste-visiteur forcément citoyen-acteur du monde dès lors qu’il tourne autour du globe. Petite révolution interne, le voyage perçu et vécu comme un nomadisme volontaire et de loisir indique de la sorte un « autre sens du voyage », loin du banal circuit conventionnel, et suggère au voyageur qui s’y frotte un véritable « manifeste pour un nouveau départ » qui ne peut démarrer qu’en faisant d’abord un éloge du voyage désorganisé. Voyager vers l’Autre, c’est un peu faire la révolution de Soi.

Le bonheur prend la fuite devant la folie des hommes. L’autodestruction planifiée aussitôt s’impose d’elle-même. Suite au traumatisme généré par l’attentat du 11 septembre 2001, les Nord-Américains vivent dans la crainte, la peur, mais sans jamais oublier le sens des affaires. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple significatif, en 2004, Yehoshua Mizrachi et Jay Greenwald ont lancé le concept de « tourisme de la terreur ». Pour cinq mille dollars et pendant cinq jours, ils proposent à des familles des cours d’autodéfense où les touristes à l’esprit guerrier, voire revanchard, manient des armes et se voient attaqués par de « faux Arabes », et cela non pas dans le Texas profond, mais en plein territoire palestinien ! Pour bien ficeler le tout, en fait le package-tour, on agit d’abord pour sauver l’âme des Américains !

 

La générosité n’est que très exceptionnellement gratuite. Par contre, souvent, elle peut rapporter beaucoup, surtout aux pires énergumènes. Le tourisme et ses ratages feraient bien d’inciter quelquefois certains de leurs figurants ou participants à prendre les armes… pour des causes autrement plus légitimes sinon justes. L’autodestruction, donc. Et puis, ajoutons-y aussi la destruction des autos. Le bonheur est donc bien dans le chemin et la révolte en est son moteur principal, naturel et sincère.


Perpétuellement conditionné par son environnement et les autres personnes de son entourage, l’homme poursuit comme il peut sa quête parfois égoïste du prétendu bonheur, l’important étant pour lui de se croire heureux. Cette croyance lui paraît fondamentale, mais elle est surtout destructrice. En fait rien ne lui fait plus peur que la perspective de la « vraie » liberté. C’est pourquoi il accepte sans rechigner toutes les brimades et toutes les formes d’exploitation. Finalement, beaucoup de gens exigent d’être privés de liberté, ils réclament leur statut d’exploité au point de se battre dur comme fer pour qu’on ne leur ôte pas leurs chaînes !

 

Ayant délaissé ses fourmis pour opter le temps d’un livre pour le voyage, Bernard Werber (2004) explique avec une grande lucidité la nature de ce conditionnement qui asservit l’homme sous tous les horizons et à toutes les époques : « Il trouve normal qu’enfant on le force à manger des aliments qu’il déteste, c’est sa famille. Il trouve normal que son chef l’humilie, c’est son travail. Il trouve normal que sa femme lui manque de respect, c’est son épouse (ou vice-versa). Il trouve normal que le gouvernement lui réduise progressivement son pouvoir d’achat, c’est celui pour lequel il a voté ». Toutes ses prisons intérieures sont ardemment revendiquées par l’exploité ou le dépendant lui-même.

 

Pour libérer l’homme de cette triste condition, il s’agit impérativement de le réveiller, par le biais d’un choc thérapeutique plus ou moins violent – ce que Bernard Werber appelle de son côté des CREQ ou Crise de Remise En Question – qui se manifeste généralement sous la forme de maladie, accident, rupture brutale, décès, licenciement, initiation, voyage, etc. Le moment opportun pour se libérer intervient immédiatement après ce choc thérapeutique, car l’homme étant vulnérable et fragile cherche souvent à se « re-stabiliser » très rapidement dans une autre prison (remariage, nouveau travail, nouvelle maison ou paroisse, etc.). Le fantasme de la stabilité (professionnelle, familiale, financière, etc.) fabrique une quantité impressionnante de victimes psychologiques d’un monde trop difficile à vivre. Alors qu’il suffirait souvent de simplement vivre. Et aussi de vivre simplement… Dans ce même état d’esprit, Pierre Desproges proposait : « Vivons heureux en attendant la mort ». Un programme épuré et néanmoins exigeant !

 

Devant la pression de la société de consommation et de communication, unie dans une même volonté affairiste, cela est plus simple à dire qu’à faire : se dépouiller pour s’enrichir n’est pas une pratique aisée et réclame au départ une philosophie de vie axée sur d’autres valeurs que celles véhiculées à travers nos médias, nos voisins, nos familles, nos patrons, nos amants, nos amis, nos ennemis, bref presque diffusées par tout le monde et par tout ce qui nous entoure du matin au soir. Un modeste, mais sympathique détour par la philosophie soufie, nous enseigne que la première règle du bonheur consiste à s’asseoir avec des amis et des gens qu’on aime, sans parler et sans rien faire. Et on se contente de vivre l’instant présent, et d’apprécier le calme ambiant et la coexistence silencieuse. Une première piste peut-être… pour repartir de bon pied sur le bon chemin !

Le bonheur possède ses voies multiples pour que chacun puisse atteindre son bonheur par sa propre voie. Toutefois, le chemin du bonheur est parfois parsemé d’embûches, avec raison ou déraison. Et d’épreuves à fournir. La délivrance, autre nom et forme extrême du bonheur, ne s’atteint pas d’un simple coup de baguette magique ou du seul don du ciel.

 

D’un bout à l’autre de la planète et de notre histoire, on crie « la liberté ou la mort » tout en rappelant que le bonheur c’est la vie. La félicité est à ce prix, et la liberté n’en a pas.

 

Autrement dit : le bonheur est dans la liberté. 

 

Pour toucher de près au véritable bonheur,
il ne suffit parfois que d’appuyer sur un simple bouton.
Valparaiso, Chili.

Franck Michel vit à Strasbourg et à Bali. Il est anthropologue et enseignant. Il est l'un des spécialistes de la «route», du voyage, du tourisme.

Il a déjà publié plusieurs livres sur ces thèmes. 

Il est par ailleurs co-fondateur et co-directeur de « La croisée des routes ».

bottom of page