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Histoires de touristes 5 | été 2015
Une chronique signée Olivier Dehoorne
Ces lieux discrets et méconnus,
ces lieux où vous ne serez pas invités
Dans ce monde toujours plus étroit où les vacanciers s’entassent volontiers sur des bords de plages confrontés à leur inéluctable destin urbanisé, où la foule se livre à la foule, il est des lieux discrets, méconnus, oubliés ou sachant se faire oublier.
Loin du « tout-monde », loin des masses. Des lieux dont l’accessibilité se dégrade : des dessertes maritimes ou aériennes, péniblement mises en place à l’époque du progrès modernisant qui ne pouvait supporter le moindre recoin isolé – ou autonome –, disparaissent en ce début de XXIe siècle. Ces dessertes ouvertes à tous sont désormais contre-productives. Non pas qu’elles soient devenues inutiles ou non rentables – selon l’argument porteur du moment –, mais le service qu’elles rendent est devenu contre-productif, il est en contradiction avec le nouveau destin de ces lieux, de ces microterritoires prisés au milieu d’immensités désirées…
Alors les services de transport se détériorent, leurs capacités sont réduites, leurs fréquences diminuées et dans le même temps, l’augmentation des tarifs joue un rôle dissuasif puis les prix deviennent ouvertement disqualificatifs. Vous l’aurez compris, il s’agit de contenir les éventuels intrus : la curiosité d’un aventurier moyennement argenté, d’un touriste vagabondant, des vacanciers non invités, d’autochtones devenus squatteurs dans leur propre espace de vie. Tous ces gens qui agglomérés vont « masse », tous ces gens qui ne sont pas invités.
L’accessibilité, les conditions de l’accessibilité, le coût de l’accessibilité sont des leviers déterminants pour définir le projet touristique : il y a les plages livrées à l’autoroute du soleil et il y a d’autres lieux, plus éloignés, discrets, qu’il convient de retrancher de la scène touristique. Des lieux qui sont réservés, à coup de transports privés ou à des prix exorbitants, des réglementations vertes sont joyeusement détournées au profit de la satisfaction du plus petit nombre pour répondre de manière exemplaire aux critères de faible empreinte écologique ; et ultime rempart dans un monde ouvert à tous : des services touristiques prohibitifs qui interdissent de fait l’intrusion des non-invités dans le lieu.
Pour ouvrir cette série de fenêtres ouvertes sur quelques lieux discrets, inconnus ou méconnus, si loin ou trop proche, des lieux interdits, des lieux réservés, des lieux inaccessibles, originaux ou communs, posons notre regard « distancié » sur l’atoll de Tetiaroa.
Désolé, mais vous n’êtes pas attendu à Tetiaroa !
(source : capture d’écran du site www.thebrando.com)
À une cinquantaine de kilomètres au nord du Tahiti, en Polynésie française, l’atoll de Tetiaroa constitue l’un de ces lieux confidentiels, internationalisés et retranchés du monde, potentiellement à 22 heures d’avion de Paris, comme on se plaît à souligner.
Cet atoll qui fait partie des Îles aux Vents, dans l’archipel de la Société, se compose de treize îlots et s’étend sur une superficie de 6 km². Tetiaroa doit sa notoriété à l’acteur étatsunien Marlon Brando qui le découvrit à l’occasion du tournage du film culte « Les Révoltés du Bounty » (1962). Séduit par l’atoll, Marlon Brando y vécut au cours des années 1970-1990. Aujourd’hui, cet atoll privé accueille les clients du luxueux complexe hôtelier The Brando.
L’atoll ne possède qu’une petite piste d’atterrissage privée et ne comporte aucune passe ; récemment encore, pour y accéder par la mer, il fallait franchir la barrière de corail avec un canot pneumatique porté par la bonne vague.
L’hôtel The Brando fut construit en toute confidentialité en lieu et place d’un rustique hôtel plus ou moins géré par l’acteur. Désormais place au business, un atoll idyllique et privé comme Tetiaroa est idéal pour un établissement hôtelier qui associe judicieusement luxe et conscience écologique. L’établissement propose trente-cinq villas. La villa type de 96 m² est conçue pour un couple avec la chambre principale et le salon qui s’ouvrent sur une piscine privée jouxtant la plage. La villa peut éventuellement accueillir deux enfants supplémentaires.
Le complexe hôtelier comporte trente villas de ce type auxquelles s’ajoutent quatre autres villas de deux chambres et une dernière villa de trois chambres pour une capacité d’accueil totale de l’ordre de 80 à 85 lits. Les confortables fauteuils du restaurant, avec son chef doublement étoilé par le guide Michelin, sont installés sur la plage et la terrasse du bar domine la piscine (commune) qui se confond avec le lagon. Les villas sont accessibles en haute saison, selon leur capacité d’accueil (une, deux ou trois chambres), pour des tarifs allant de 3 000, 6 000 à 9 000 € la nuit, sur la base d’une réservation minimale de trois nuits (évidemment !).
Tetiaroa, ou The Brando hotel, les conditions de la réussite
L’accessibilité réservée
L’accessibilité est l’une des premières clés de la réussite. Mais contrairement à ce qu’on se plaît à enseigner dans nos cours sur l’industrie du tourisme à nos jeunes techniciens (répétiteurs dévoués), le succès de la destination ne repose pas sur une ouverture toujours plus grande de son espace aérien. À l’inverse, dans l’industrie du luxe, c’est l’accessibilité discrète et sélective, le ciblage parfait des clientèles, des seules clientèles désirées et attendues qui prévalent.
Ainsi, dans l’histoire du transport aérien de l’atoll de Tetiaroa, il convient de souligner que tous les vols ont été suspendus pour la raison de sécurité depuis la fin 2004. Fort heureusement, l’ouverture de cet hôtel de luxe s’accompagne de la création d’une nouvelle compagnie Air Tetiaroa qui vient d’acheter deux avions Britten Norman (pouvant transporter huit passagers chacun). Et la jeune compagnie au service de l’hôtel The Brando assure les liaisons entre Tahiti et l’atoll de Tetiaroa, 42 kilomètres pour 15 minutes de vol, pour des tarifs allant de trois cents à six cents euros l’aller-retour.
À une vingtaine d’heures de Paris (via Los Angeles), onze heures de Tokyo ou huit heures de Sydney, « les invités » transitent par l’aéroport international de Tahiti Faa’a où les attentes les avions d’Air Tetiaroa dans un terminal privé.
La construction du mythe
Le mythe est indispensable pour distinguer le lieu. Le Bounty, la révolte de ces marins à l’autre bout du monde, épris de liberté et succombant à l’exotisme des lieux et la sensualité incommensurable de tout cet environnement, quel plus beau symbole pour commencer l’histoire de l’atoll de Tetiaroa. Trois hommes libres, déserteurs du Bounty, se sont installés dans cet atoll l’année de la Révolution française.
Poursuivant la construction de la légende du lieu, l’acteur Marlon Brando y séjourna à l’occasion du tournage du film consacré à cette révolte mythique. Et près de deux siècles plus tard, lui aussi succombait aux charmes du lieu et l’homme fortuné finit par acquérir cet atoll en milieu des années 1960, pour 99 ans. Il y fit construire une piste d’atterrissage dans l’île Onetahi et un petit hôtel qu’il géra avec son épouse tahitienne, Tarita, elle aussi actrice dans le film « Les révoltés du Bounty ».
La légende toujours plus puissante ne doit pas nous faire oublier le sens des affaires : l’atoll acheté en deux temps, en 1966 et 1967, pour la somme de 270 000 dollars américains, était estimé à 8,6 millions de dollars une quarantaine d’années plus tard lors de partage de l’héritage de l’acteur (soit 32 fois sa valeur initiale).
(source : capture d’écran Facebook)
L’incontournable touche verte
Pas de tourisme de luxe sur une île préservée sans l’incontournable fondation « Conservation Tetiaroa » qui prône la préservation de l’environnement marin dans une démarche de développement durable mise en avant pour protéger la barrière de corail qui enserre Tetiaroa, cet atoll refuge pour les oiseaux et nurserie pour la vie marine.
L’argument scientifique est conforté par le projet « One cubic foot » qui consiste à faire un inventaire de toutes les espèces marines vivant sur la face interne du récif Onetahi (où est localisé l’hôtel The Brando) avec l’aide d’une équipe biologiste marin d’un institut universitaire nord-américain et d’un photographe de renommée internationale pour alimenter la presse internationale…
(source : capture d’écran du site www.thebrando.com)
Naturellement, la préservation de cette biodiversité nécessite la mise en place d’une police de l’environnement. La pêche est interdite à l’intérieur de l’atoll et fait l’objet de restriction à l’extérieur, l’accostage est interdit.
L’hôtel se veut un établissement de luxe 100% vert avec des technologies avant-gardistes comme son système de climatisation par eau de mer des profondeurs (avec prélèvement d’eau froide avec 900 mètres de profondeur ; le fameux Sea Water Air Conditioning [SWAC]). La moitié de la production d’électricité de l’hôtel doit être assurée par de l’huile de coprah, pas moins de 300 tonnes de ce biocarburant seront acheminées annuellement dans l’île. Enfin, toutes les astucieuses ingénieries vertes du moment seront mobilisées, stimulant et apaisant pour nos consciences ; sans oublier, à terme la promesse de 150 emplois salariés.
Nous retrouvons ici toute une mécanique bien huilée, de la conservation de ressources marines, la protection de la biodiversité, l’autonomie énergétique avec l’objectif affiché d’obtenir une empreinte carbone neutre… Tout cela moyennant quelques judicieux raccourcis et autres zones d’ombres sur les aspects les moins reluisants… Convient-il de prendre en compte l’empreinte carbone des invités venant des quatre coins du monde ?
Dans l’ère du temps…
Les businessmen du luxe naturel jouent volontiers sur les syndromes « écolo-condriaque » de clientèles argentées soucieuses de bonne conscience et de politiciens légers qui s’abritent volontiers derrière cette argumentation verdoyante pour endormir leur électorat.
À chacun sa légende, pour « quelques autochtones », d’un intérêt économique négligeable, l’atoll préservé de Tetiaroa est une terre sacrée, un sanctuaire tapu (tabou) où les dieux et les ancêtres descendaient sur terre, accueillis dans les temples Marea…
Et c’est ainsi que par décision de justice, le trublion Teiki P. est désormais interdit de pénétrer sur le domaine privé de Tetiaroa et d’approcher à moins de dix kilomètres de l’îlot Onetahi qui abrite le luxueux complexe. D’un mythe à l’autre, les exotiques autochtones, figurants d’un film emblématique sur la liberté, sont devenus squatteurs dans l’une de leurs îles, qui se retranche, hors de la sphère publique, devenue un bien commun retiré.
(source : capture d’écran facebook)
La fabrication d’un paradis sur mesure
(source : Facebook. The Brando-Apocalypse now)
L’aménagement d’une plateforme sur le récif corallien et d’un ponton pour la relier à la terre ferme.
L’extraction du sable pour la construction de l’hôtel.
Le creusement d’un chenal de 800 mètres de long (et 15 mètres de large) à partir de l’embarcadère en béton coulé sur le récif. Une autre tranchée de plus de deux kilomètres alimente l’hôtel en eau pour les piscines, les spas et les jardins.
Olivier Dehoorne est géographe, enseignant-chercheur à l'Université des Antilles (FWI) et à Southwest University for Nationalities (Chengdu, Chine) et éditeur de la revue Études Caribéennes.