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Histoire(s) des voyages | juin 2015 

Une chronique mensuelle de Franck Michel

Travailleurs, voyageurs, voyeurs

« Nous pouvons distinguer de vrais et de faux besoins. Sont "faux" ceux que des intérêts sociaux particuliers imposent à l'individu : les besoins qui justifient un travail pénible, l'agressivité, la misère, l'injustice. Leur satisfaction pourrait être une source d'aise pour l'individu, mais on ne devrait pas protéger un tel bonheur s'il empêche l'individu de percevoir le malaise général et de saisir les occasions de le faire disparaître. Le résultat est alors l'euphorie dans le malheur. Se détendre, s'amuser, agir et consommer conformément à la publicité, aimer et haïr ce que les autres aiment et haïssent, ce sont pour la plupart de faux besoins. »

 

Herbert Marcuse, L'Homme unidimensionnel. Essai sur l'idéologie de la société industrielle, 1968

 

Voyageurs, déjà randonneurs en quête de grands espaces, ici... en transit à l'aéroport hypermoderne de Canton, Chine, 2015.

Pour Marcuse, penseur révolté aujourd’hui oublié, pourfendeur d’une société aliénée régie par un système répressif, chantre nietzschéen du fameux « renversement des valeurs », nul doute que le tourisme actuel constituerait un parfait exemple d’un vrai-faux besoin érigé comme un chimérique besoin vital pour les décideurs de nos sociétés contemporaines qui n’ont plus que le divertissement pour nous faire avaler la pilule du travail… même sans lendemains garantis sinon de ceux qui déchantent. Car le tourisme n’a jamais été rien d’autre que l’indispensable appendice du travail, ou si l’on préfère le parfait alter ego du boulot. Pratique et nécessaire. Pour faire tourner la machine et d’abord la société qui la dirige. On croise en chemin de plus en plus de voyageurs en quête d'avenir, d'être et de devenir, des touristes parfois bien ou plutôt mal déprimés à l'image des régiments d'employés sédentaires qui balancent entre burn-out et bore out...

Mais le voyage est aussi devenu au fil du temps qui trépasse une soupape. 

 

Le tourisme marche d’autant mieux qu’il a opéré, en quelques décennies seulement, le grand saut en passant du social au marchand, du local au global, de l’éducation populaire à la consommation de masse. Livre culte de son époque, en proie à tous les possibles, L'Homme unidimensionnel est sorti en France en 1968 aux éditions de Minuit. Deux symboles forts : l’année fatidique de tous les dangers et le courageux éditeur issu de la Résistance. En cette période alors trouble mais intense, désormais si décriée par toute une clique de réactionnaires, créer c’était résister, cela paraît si loin aujourd’hui… Le voyage, par le biais de son évolution touristique, et donc industrielle, atteste également ce bien néfaste « renversement des valeurs ». Avec le temps, tout s’en va… ou en tout cas s’assagit. En 2015, le philosophe engagé Herbert Marcuse ne fait plus rêver, mais rager ou sourire. Le voyage vire trop souvent à ce que j’ai appelé le « voyageurisme » tandis que le tourisme est en réduit à de l’abattage organisé. De l’évasion saine mais supposée, le voyage s’est progressivement enfermé dans une prison dorée, à l’image d’une cellule tapissée de cartes postales qu’on voit et revoit, qu’on ressasse et se repasse dans sa tête comme pour mieux se rassurer, à défaut de se prémunir, de l’inévitable assombrissement du monde.

 

L’injonction des vacances voit de plus en plus de touristes sommés de se concentrer dans des camps. Une évolution qui n’est pas forcément de bon augure. Arborant des tenues à fleurs, ces détenus volontaires paraissent heureux à défaut de l’être. C’est vrai que dehors, à l’ombre des murs ou à l’orée des mers, circuler est devenu suicidaire, surtout si l'on est né du mauvais côté de la Méditerranée. Se retrancher dans un camp de vacances qui n’est pas - pour le moment du moins - un centre de rétention, de détention ou de rééducation, c’est déjà être du bon côté de la vie et de l’océan. A Kos, une modeste île grecque qui dérive à l’image du pays qui l’abrite et du continent qui le dépèce, des fuyards survivants qu’on appelle pudiquement des migrants du Sud, s’échouent discrètement sur la plage au petit matin, quelques heures avant que les touristes en bermudas viennent s’y dorer la pilule et tremper leurs varices dans l’eau salée… au risque de trouver en mer un gilet égaré, une chaussure perdue et, pour les moins chanceux, un corps sombre sans vie, abandonné, décomposé, déshumanisé. De quoi gâcher leurs précieuses vacances au soleil… et de leur ôter toute envie de bronzer pour briller plus tard au boulot ou dans les soirées.

 

Le voyage est comme la société, il fonctionne à deux vitesses, d'un côté la croisière (qui s’amuse) et de l'autre le radeau (qui tente de ne pas chavirer). Les premiers s’attachent à mieux vivre, les seconds s’attèlent à survivre. D’un côté l’illusion du paradis qu’on possède, de l’autre la quête du paradis qu’on convoite. Il n’y a pas de voyage sans désir de paradis inscrit dans son projet : exotique pour les uns, économique pour les autres. Deux mondes, deux couleurs, deux continents. Chiens de faïence et chiens de garde sont là pour veiller à ce que rien ne bouge, et que surtout personne ne bouge.

 

Pourtant, ces deux mondes coexistent en général sans même se croiser et surtout sans jamais croiser leurs regards, différents mais complémentaires. Le regard est ce qui distingue l'humanité de la bestialité, et le détourner de son prochain ou de son voisin c'est déjà rendre acceptable l'inacceptable. Pensable l'impensable. Donc possible demain ce qu'on pensait encore hier impossible. A ce propos, Amin Maalouf, écrivain franco-libanais et chantre des identités plurielles, écrivait dans son indispensable essai Les identités meurtrières, que « c'est notre regard qui enferme les autres dans leurs plus étroites appartenances et c'est notre regard qui peut les libérer ». La phrase de l'académicien est étudiée dans toutes les écoles de la République et cependant les regards contemporains oppriment bien plus qu'ils ne libèrent, il suffit de faire un tour du monde de l'actualité géopolitique et de la violence ambiante...

 

Deux mondes, distincts et séparés, légitimant une sorte d'apartheid au coeur des pratiques voyageuses : des réfugiés croisent des vacanciers sur des îles ensoleillées tout comme dans les couloirs du métro sous terre des VRP croisent des SDF. Croiser ne signifie pas rencontrer, mais la cohabitation est inévitable, et le clash qui va avec aussi. L'opposition Blancs-Noirs et le clivage Riches-Pauvres restent d'une brûlante actualité, comme le prouvent amplement les pièges du discours de l'immigration (dans lequel s'engouffrent la plupart des politiques versés dans l'électoralisme à deux sous et certains journalistes trop soucieux de faire le buzz quitte à raconter des bobards et ouvrir un boulevard à l'extrème-droite qui n'en avait même pas besoin)...

 

En effet, de par le vaste mais petit monde, pourquoi les Blancs sont-ils si souvent des expats et les autres des immigrés ? On se le demande. Le fantôme de l'Histoire continue à rôder. L'expatrié et le migrant, deux termes/réalités en vogue, ne diffèrent pas tant sur un plan strictement économique mais plutôt dans l'espace symbolique, historique et politique, voire religieux. On revient à la question du regard. Car le vocabulaire n'est pas neutre et les mots ont un sens qui ne doit rien au hasard. Le migrant africain, latino, asiatique, arabe, amérindien, etc., aura beau être riche et très éduqué, il restera un migrant. Il devient illico un immigré dès qu'il accoste ou débarque sur le sol de l'Autre qui n'est pas bon hôte de nature pour autant. A ce migrant/immigré, le statut d'expat ne sera pas accordé, celui-ci est réservé, aux Blancs évidemment, et parfois aussi aux migrants particuliers, triés sur le volet, et drastiquement passés à la blanchisseuse... Dans ce contexte de retour en arrière et à de nouvelles ségrégations, les thèses poussiéreuses et xénophobes d'Arthur Gobineau semblent hélas plus d'actualité que celles plus détonantes de Frantz Fanon. Le constat est amer et l'échec cuisant. Un demi siècle de déconstruction - linguistique et philosophique, avec ou sans barricades - n'aura pas suffit à inverser la tendance et fonder un nouvel humanisme. Malgré les luttes menées et les combats remportés, ici ou là, surtout dans les Suds... aujourd'hui également tentés par les vieux démons. Le voyage n'échappe en rien à ces mauvais effets de miroir, et même avec les yeux bandés, on distingue aisément sur la route la foule de migrants des réunions d'expatriés...

 

Attablé dans un petit restaurant phnompenhois au coeur de la capitale cambodgienne, je vois soudain débouler un serveur de l'établissement complètement écoeuré de la scène dont il vient d'être le témoin, à quelques centaines de mètres du restaurant. Je résume son propos : un habitant du quartier vient d'avoir un grave accident à moto, il est allongé à terre, il ne bougeait plus mais il respirait encore, se vidant doucement de son sang. Une douzaine de touristes et quelques locaux regardent passivement la scène, la plupart prenant des photos avec leurs portables... mais aucun d'entre-eux n'a eu la simple idée de secourir le malheureux ou même d'appeler des secours dans le voisinage ou une ambulance... Seulement cinq minutes plus tard, un policier du coin vient enfin s'occuper du pauvre type très photographié mais oublié de tous ! « Mais dans quelle putain de société vivons-nous ? » lâche le serveur dépité. Et c'est aussi la phrase qu'il a lancé à la foule de voyeurs-photographes, en tentant d'asperger d'eau, avec l'aide du policier municpal, le visage de la victime afin qu'elle reprenne connaissance au plus vite... 

Le serveur, désespéré de la sorte par cet exemple d'individualisme croissant et triomphant, tellement présent au Cambodge comme ailleurs, rapporte à l'assistance du restaurant que « la photo de la victime sera plus rapidement sur facebook que son corps à l'hôpital ». Quelques instants à peine après ces propos lucides qui soulignent la fragilité de la condition humaine, dans le pays même où André Malraux avait jadis non seulement dérobé des scultures antiques mais également lancé L'Indochine enchaînée (une publication soutenant le combat en faveur des autochtones et des colonisés), une télé accrochée au mur du restaurant déversait - par le biais de CNN - son lot quotidien de mauvaises nouvelles en provenance des quatre coins du monde.

 

Américanisation de la société cambodgienne oblige, c'est la voix des Etats-Unis qui diffuse la bonne parole et indique le bon chemin à prendre : moins d'une semaine après le terrible séisme qui a ravagé le Népal, voilà qu'on apprend par petit écran interposé que des touristes occidentaux souhaitent grimper à nouveau sur les sommets de leurs rêves, faire leur trek tant attendu et si bien vendu par leur voyagiste préféré... Aucune humanité, aucun respect non plus. Du camp de base de l'Everest à la ruelle de Phnom Penh, c'est un même déni de la vie et un même mépris de la personne humaine qui se manifestent de la part de ces voyageurs-voyeurs qui pourraient aussi être des expatriés en vadrouille. Un désintérêt du sort des locaux népalais ou khmers qui rejoint le pas de côté devant les fuyards et migrants qui tentent d'échapper à Daech et franchir le mur Méditerranée. Dans l'Himalaya, heureusement que de nombreux sherpas ont refusé d'emmener les randonneurs obstinés à gravir leur sommet de bêtise. Les guides autochtones ont clairement refusé de gambader au milieu des décombres et des cadavres que les secours n'auront pu sauver ou trouver à temps. Les sherpas savent pertinemment que ces voyageurs-là - qui ne voient dans la montagne qu'une nature dépourvue de culture, que des pierres et des paysages mais jamais des êtres humains vivants - ne manquent pas de mitrailler avec leurs appareils photos les vestiges du séisme et leurs victimes abandonnées à leur sort : celui de la misère durant leur vie comme après leur mort. Dans cette ruelle animée de Phnom Penh ou dans une vallée reculée du Népal, le voyeurisme est parfois l'alter ego du voyage. Pas pour tout le monde, bien entendu et fort heureusement. Les secouristes venus du monde entier pour aider les Népalais en détresse tout comme le serveur du restaurant phnompenhois témoignent que l'altruisme, l'humanisme, la solidarité et l'amitié ne sont pas de vains mots. Des mots et des faits qui ne connaissent pas de frontières non plus.

 

Triste 1er mai 2015 néanmoins à Katmandou et dans une moindre mesure à Phnom Penh, et même à Paris. Pendant que certains éructaient comme de coutume aux pieds de la statue de la pucelle d'Orléans, d'autres battaient le pavé syndical dans les rues de Paris, en tentant d'exister, de survivre plutôt, n'omettant pas de compter leurs forces (et surtout faiblesses) en présence, dans la plus complète désunion. C'est peu dire que l'union ne fait plus la force. La fin du travail n'est pas propice à faire la fête en ce jour dédié au labeur. A Phnom Penh, il y a manière et manière de célébrer le 1er mai tandis que les Cambodgiens aisés s'adonnent à leur grande passion (consommer) sous les yeux envieux de leurs frères pauvres, contraints eux de rêver une vie qu'ils ne connaîtront jamais (au lieu de se battre... mais c'est une autre histoire), les touristes étrangers et les expatriés occidentaux profitent des congés plus ou moins mérités.

 

A ce titre, le couple franco-allemand prend sous les tropiques d'étranges atours. D'un côté, les Français se reposent, et la fête du travail s'affiche comme un excellent prétexte pour rester bien au frais (on est au Cambodge !) à la maison; l'Institut Français est donc fermé pour trois jours, la culture et l'idée de repenser le (et au) boulot peuvent bien patienter un peu. De l'autre côté, à Meta House, le centre culturel allemand, les activités se poursuivent. L'éthique du protestantisme chère à Max Weber n'est peut-être pas étrangère à cet excès de zèle dans le travail en temps de pause officielle... Sauf que dans ce cas, il est bien fait, le boulot. C'est présisément la fête du travail qui est à l'honneur et placée sur l'établi : des courts métrages sont projetés au public, ils traitent des dures conditions de travail des ouvrières textiles au Cambodge et de leurs luttes syndicales et autres pour obtenir de meilleurs droits dans cette industrie florissante mais très servile. Ensuite, un documentaire, écrit par Naomi Klein, évoque l'occupation des usines en Argentine par leurs employés, un film salutaire supposé donner des idées aux Cambodgiens un peu trop facilement exploités... Bravo pour la programmation et le message, seul souci et même ombre au tableau : les spectateurs se résument à une poignée d'Allemands et d'Anglo-Saxons et un seul Cambodgien... Il est vrai que, d'un commun accord parfaitement cynique, pour les Occidentaux, les Vietnamiens, les Chinois, les Thaïlandais, et l'élite fortunée cambodgienne qui elle aussi dépèce sans vergogne tout le royaume, le pays des anciens vaillants Khmers ne représente plus qu'un vaste réservoir de main d'oeuvre docile et bon marché, véritable lumpenprolétariat du sud-est asiatique, bref une indispensable et inépuisable working class... Cela est terriblement vrai pour la caste au pouvoir, ainsi que pour les voisins et les autres pays dits amis, tous profiteurs de cette manne humaine - souvent féminine - corvéable à merci. Les gêneurs étrangers sont expulés et les syndicalistes locaux trop bruyants sont réduits au silence... Ici, Marx aurait sans doute encore un avenir, mais les Khmers et le rouge ne font pas très bon ménage, l'histoire nous le rappelle encore aujourd'hui.

 

Pour rester dans le sujet, je rappelle qu'au sortir de la guerre de 39-45, Tourisme et Travail fut un puissant organisme de voyage social et populaire, affilié au Parti communiste français, qui a permis de jeter dans l'immédiat après-guerre sur les routes de France et dans les camps de vacances des milliers de touristes (et d'ouvriers) qui découvraient, à leur tour, les mystères et les joies des séjours en mer ou à la montagne. Aujourd'hui, tandis que le tourisme dit social est à l'agonie pure et simple, s'il n'est pas déjà mort, notre belle société fondée sur l'argent-roi et les paillettes ne jure plus que par le tourisme de luxe qui, lui, a le vent en poupe, plus que jamais. Désormais, il y aura ceux qui voyagent à l'aise et ceux qui les observent se pavaner. Avec jalousie ou colère.

De nos jours, c'est un fait, les Français sont plus nombreux (et motivés) à partir de chez eux (à l'étranger) qu'à revenir, et les départs volontaires en tout genre seront bientôt plus massifs que toutes les arrivées en provenance du monde entier, enrayant ainsi quantité de fantasmes nauséabonds tant relayés par des médias peu scrupuleux...

 

Fêtes du travail par ici, faites du tourisme par là, mais un peu partout c'est d'abord la défaite de la pensée. En période de crise, le réalisme froid prime sur la chaleur de l'utopie, l'heure n'est plus du tout à la fête du « tourisme pour tous », et pour les promoteurs libéraux de la trop fameuse « démocratisation touristique », il faudra repasser. Par d'autres contrées, plus exotiques, plus attractives surtout, quelque part dans les suds lointains et tellement émergents... 

D’une zone de guerre à une terre de paix, ici à Païlin, ancien fief khmer rouge devenu une zone touristique hors des sentiers battus... Rien de tel pour démontrer la pacification d’un territoire que d’exposer publiquement le potentiel et la fréquentation touristiques du lieu, Cambodge, 2015.

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