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La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey

« On lui passa une corde sous les aisselles et comme on eût fait d’un colis on le redescendit au fond du trou. »
Kôbô Abé
Fils de médecin et médecin lui-même Abé KOBO n’exerça jamais la médecine. Né en 1924, décédé en 1993, il se consacre dès l’âge de 24 ans à la littérature. Membre du parti communiste il en est exclu après la parution de La femme des sables.
Kobo a été récompensé par plusieurs prix. Les murs (1951), prix Akutagawa. Le cocon rouge, prix de la littérature d’après-guerre. La femme des sables (1964), prix du Yomiuri.
La femme des sables est un roman à suspens où l’on voit s’affronter un homme révolté contre une organisation sociale qu’on peut qualifier de totalitaire et une femme soumise à ce système. Cette révolte conduit l’homme à mettre en perspective sa vie ancienne qu’il est contraint d’abandonner et la vie nouvelle qu’il refuse, et au-delà, à s’interroger sur la valeur et le sens même de sa vie.
Voici la première phrase du livre : « En plein mois d’août un beau jour, il advint qu’un homme s’évanouit sans laisser de trace. La police qui enquêta sur cette disparition émit diverses hypothèses, dont celle du suicide. Certains pensèrent, non sans ironie, que [...] ces collectionneurs maniaques étaient moins fascinés par la collection elle-même que par le cyanure de leurs flacons. » On ne le retrouva jamais. Après sept années de recherche, « [...] par application de l’article trente du code civil, le décès fut, en fin de compte enregistré. »
L’histoire commence lorsque l’homme, entomologiste amateur qui traque dans des dunes une mouche rare (la cicindèle), se laisse surprendre par la nuit dans ce désert sableux. Même s’il est bien conscient que le sable est l’antinomie de la vie. « D’un côté le Sable, de l’autre l’Homme », cette matière ni solide ni liquide qu’il sait éminemment dangereuse l’a toujours fasciné puisqu’elle est la « condition de l’existence de la cicindèle. » Il arrive dans un étonnant village qui résiste avec l’énergie du désespoir à l’ensablement et où toutes les maisons se trouvent au fond d’un trou de sable.
« Bientôt toutes les maisons lui apparurent comme construites au fond de trous creusés dans la montée du sable ; et ce sable lui-même surpassait de beaucoup la hauteur des toits. »
Il rencontre un vieil homme qui lui propose de passer la nuit dans le village. Il accepte. C’est avec une curiosité mêlée d’inquiétude qu’il descend dans l’une de ces maisons enfouie à vingt mètres de profondeur. Son hôtesse que le vieil homme appelle « la vieille » est en fait une toute jeune femme. « Trente ans à peine, peut-être en âge de plaire et d’être aimée. » L’appelant « la vieille », le vieillard, inconsciemment sans doute, veut montrer au voyageur qu’ici le temps n’a pas de prise et qu’on vit dans un monde hors du temps.
Comme tous les habitants du village la jeune femme passe la majeure partie de ses journées (et de ses nuits) à évacuer le sable. Elle pelle le sable qui tombe sur sa maison et tout autour du trou où elle vit pour en charger des paniers que d’invisibles ouvriers descendent vides et remontent pleins. En échange de quoi elle reçoit nourriture et eau potable. Dès le premier matin, l’homme découvre qu’il n’est pas un hôte invité mais un prisonnier qu’on a descendu sciemment dans cette fosse afin d’aider la jeune femme à sauver sa maison et de contribuer ainsi au sauvetage du village tout entier.
Les dirigeants du village ont mis en place tout un système fondé sur un sophisme.
Première prémisse : le village doit exister. Deuxième prémisse : le sable c’est la mort du village. Conclusion : il faut éliminer le sable. La question d’évacuer le village ne se pose même pas alors que l’on sait pertinemment qu’évacuer le sable est impossible.
Même si certains déjà l’ont quitté, abandonner le village n’entre pas dans les projets de ceux qui s’obstinent à y rester. Ainsi, comme dans la plupart des régimes totalitaires, des êtres de chair et de sang (les villageois) se mettent au service d’un concept (le village).
Et tant pis si cette abstraction définie comme une grande, belle et noble cause génère des effets concrets dévastateurs. « Et puis, enfin c’est pour le village qu’on travaille pas vrai ? » À l’entrée du village on lit cette devise : « Envers le pays natal, esprit d’amour. »
Le prisonnier n’est guère étonné lorsque la femme lui apprend que le sable a déjà tué son mari et sa fille pendant une tempête. « C’est affreux... Un terrible tueur, ce sable... Oui affreux ! » Les quelques dialogues de l’homme et de la femme sont pour la plupart des dialogues de sourds fondés sur une logique circulaire : un « ON » aussi abstrait que le village a décidé qu’il fallait aimer son village et y rester « par amour » quoiqu’il en coûte. La question d’une vie autre ne se pose pas.
Pour la femme, l’absence de liberté ne compte pas, ce qui compte c’est le sauvetage de sa maison et cet objectif la lie corps et âme aux villageois dont elle dépend. Je vis donc je désensable, je désensable donc.
Le prisonnier refuse cette dialectique absurde et il cherche à s’enfuir par tous les moyens. « Une telle vie. Un tel abîme. De se laisser impliquer là-dedans, ça non il n’en avait certes pas l’intention. » « Colère envers les gens qui chargeaient de lien cette femme. Colère envers cette femme qui se laissait charger de lien. »
« Nul ne peut s’attribuer le droit de vous tenir enfermée en ce trou », personne ne vient à son secours. Le temps passe. La vie quotidienne s’écoule sans aspérité hormis les coups de colère impuissante de l’homme captif qui finit par aider sa geôlière. Épuisé par les travaux nocturnes de désensablage, on dort une partie de la matinée, on se nettoie du sable qui s’accumule en permanence sur la peau, on se lave tant bien que mal, on boit, on mange. Et les jours succèdent aux jours tous aussi vides de contenu les uns que les autres. Une vie de sable...
Quand l’homme et la femme font l’amour, on pourrait penser qu’ils deviennent un couple mais on ne peut que s’interroger sur la nature de ce lien. On pense que c’est un lien de sable, friable, fluctuant, instable, animal. « Il lui vint à l’esprit que l’appétit des bêtes carnivores devait fort ressembler à ce qu’il éprouvait. »
« L’hôtesse » éprouve pour son « hôte » des sentiments mélangés. Il est son prisonnier mais il est aussi son allié. Elle a parfois de l’estime pour lui et parfois elle le craint comme un ennemi. Lui la considère tantôt comme une geôlière imbécile à combattre, tantôt comme une victime à protéger et à convertir à sa cause et souvent comme une sorte de bête étrange qu’il observe avec des précautions d’entomologiste.
Après diverses tentatives avortées il finit par s’évader. Il grimpe le long de la falaise de sable en crochetant dans des sacs (pleins de sable, bien sûr...) un ciseau qu’il a fixé à une corde fabriqué avec de vieux chiffons : « En ce quarante-sixième jour après sa séquestration, il venait de recouvrer la liberté. »
Sa cavale dure quelques heures. Le paradoxe veut que ce soit lui qui donne l’alerte.
S’enfonçant dans des sables mouvants il ne peut qu’appeler au secours. Passage étonnant où ses poursuivants sauvent du sable celui qu’ils ont fait eux-mêmes prisonnier du sable. Cependant, la logique demeure bien identique : les villageois ne sauvent pas un homme qui va mourir mais un individu dont ils ont besoin. « On lui passa une corde sous les aisselles et comme on eût fait d’un colis on le redescendit au fond du trou. » Quand les villageois évacuent la femme des sables parce qu’elle est enceinte - enfin un geste d’humanité - l’homme a l’opportunité de s’enfuir.
Est-il trop tard ? Aime-t-il cette femme ? Cette femme l’aime-t-elle ? A-t-il basculé de l’autre côté de la colère et de la révolte dans le champ paisible de la résignation ? Est-il contaminé par la logique spécieuse de ce village de « survivants » ? Éprouve-t-il de la compassion pour les villageois ? Se sent-il solidaire ? Se dit-il que cette vie de sable en vaut bien une autre ? Veut-il retrouver son ancienne vie ? Où est sa vraie vie : dans le sable ou hors du sable ? En définitive, peut-on, comme le dit Camus à propos de Sisyphe, imaginer cet homme heureux ? « L’homme se dit sans savoir pourquoi : "Vrai, que toutes choses sont vaines, terriblement vaines". » « Et mon plan d’évasion. J’y repenserai... J’ai le temps. J’ai tout le temps. »
Il faut lire La femme des sables pour élaborer des réponses qui ne concernent pas que la Femme (et l’Homme) des sables mais qui nous concernent tous et toutes. Ces réponses, on ne les trouve pas à la fin du roman mais au détour de chaque page et, le livre fermé, elles trouvent leur écho et suscitent d’autres questions dans notre vie de tous les jours.
Georges Bogey, octobre 2014