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Chronique #art 7 | juin 2014
par Gianni Cariani
Changement de perspective
Certaines œuvres connaissent un destin particulier. Elles peuvent être représentatives d'une civilisation, en constituer un moment charnière de son histoire, en incarner sa dimension iconique.
Très peu d’œuvres détiennent cette position qui transfigure le temps, la pensée et les émotions. Les aléas de l'interprétation comme la validité de certains canons esthétiques peuvent aussi être des facteurs de reconnaissance ou non. Dans la chronique de février dernier, le panneau de Berlin dédié à la Cité idéale avait brièvement été évoqué. Les deux autres panneaux constitutifs de cet ensemble se trouvent, l'un au Walters Art Museum de Baltimore et le dernier au Palais ducal d'Urbino. Les trois panneaux marquent une rupture radicale dans l'appréhension du monde. Ils sont de formats différents et proposent une vision panoramique de ce que pourrait être la Cité idéale.
Commandités par Federico de Montefeltre, les trois panneaux représentent l'une des facettes de la Renaissance en proposant trois vues urbaines pour elles-mêmes. Si des éléments architecturaux avaient pris place et intégré l'espace du tableau durant les décennies précédentes, structurant l’œuvre, ici les trois vues urbaines en constituent la finalité et l'objectif. C'est l'accomplissement d'un long et lent processus caractéristique de la Renaissance italienne. Ce qui est en jeu dans ces trois panneaux, c'est bien évidemment le dépassement d'un contexte intellectuel et esthétique, l'accomplissement d'une nouvelle échelle de valeurs et la genèse de nouveaux repères.
Dans un registre différent, celui de la traduction et de l'imprimerie, Alde Manuce occupe la même fonction de pivot au tournant du XVe siècle. Sa démarche aboutit à des conséquences similaires. Les trois panneaux détiennent cette position iconique singulière pour le renversement complet de perception et de perspective qu'ils proposent.
Anonyme, La Cité idéale, panneau d'Urbino, Palais Ducal, Salle des Anges, circa 1460-1480.
En 1470-1480, les artistes qui les réalisèrent n'avaient peut-être pas anticipé toutes les conséquences de leur travail puisque de fait, la fonction des trois panneaux n'était peut-être, voire sans doute, que décorative tout en ayant une dimension programmatique. D'une part, ils constituaient de la sorte un vague élément d'apparat parmi d'autres. D'autre part, ils s'inscrivaient dans un climat particulier, un moment singulier. Construction de l'esprit, quête d'une vision absolue, réflexion sur l'urbanité et l'organisation sociale, ils marquent une rupture avec l'héritage médiéval, le passé, l'ordre divin.
Les protagonistes qui nourrirent ces trois œuvres sont parmi les plus importants de la période : Federico de Montefeltre, Piero della Francesca, Luciano Laurana, Francesco di Giorgio Martini, Leon Battista Alberti. Ils sont mathématiciens, peintres, architectes, théoriciens, urbanistes ou encore ingénieurs. Ils rêvent et créent un nouveau modèle pour un autre monde.
Destins croisés : tribulations, disparitions, réapparitions, acquisitions
Ces trois panneaux qui ne constituent aucunement un triptyque, mais sont indéniablement liés ont connu un destin étonnant. Leur attribution pose problème. Il n'y a aucune certitude concernant le ou les maîtres qui les ont exécutés. Ils ont tantôt été attribués à Piero delle Francesca, à Luciano Laurana, Francesco di Giorgio Martini, Fra Carnavale, Bernardino Pinturicchio, Giuliano da Sangallo, Cosimo Rosselli, Ridolfo Ghirlandaio, ou bien encore Bartolomeo Baglioni. Ils nous parlent d'émulation et de concordance. Ils nous parlent d'esprit commun et de questionnement, d'héritage et de découverte. Plus intéressant encore est le cheminement qu'ils connurent au fil des siècles.
Urbino a connu à l'instar de Ferrare, de Mantoue et de Parme, une ascension fulgurante tout au long du XVe siècle. Une ascension qui lui permit de représenter la quintessence des cours italiennes et d'exercer une influence importante en termes d'art et de culture sur l'ensemble de l'Europe. Cependant, le duché commença lentement et sûrement à péricliter durant la première moitié du XVIe siècle. Les changements de dynasties sont très rapides à Urbino du début du XVIe siècle à 1631 où le Duché est définitivement intégré aux États pontificaux. Cette période quelque peu tumultueuse voit le début du démembrement des collections d'Urbino. Un démembrement qui se fait en règlement de dettes.
L'inventaire des œuvres d'art fait à Urbino en 1582 mentionne le panneau que l'on peut toujours y voir. Par contre, il n'y a pas trace des panneaux de Berlin et de Baltimore. Il existe une mention d'un panneau représentant une perspective urbaine dans un inventaire à Florence en 1651. Puis les panneaux semblent se perdre dans la nature. Les deux panneaux réapparaissent durant le dernier quart du XIXe siècle lors de deux ventes de nature très différentes.
Le panneau de Berlin ressurgit sur le marché de l'art florentin. Wilhelm von Bode en fait l'acquisition pour le compte du Kaiser Friedrich Museums-Verein à Berlin. Wilhelm von Bode occupe une place significative dans l'histoire des collections berlinoises puisqu'il officie avec la double casquette d'historien de l'art et de directeur des Musées impériaux. Il est l'organisateur des collections muséales prussiennes puis impériales. En ce sens, l'art rencontre la politique puisque l'action menée par von Bode est soutenue notamment par Guillaume II et doit jouer le rôle de vitrine de la culture allemande au sens large aux yeux du monde.
Un aspect de cette politique est, par exemple, visible en Alsace, puisque la constitution d'un Musée des Beaux-arts d'envergure internationale, en particulier en ce qui concerne la peinture flamande et italienne, est due à la double initiative de Wilhelm von Bode et de Guillaume II.
Anonyme, Vue d'une Cité idéale,
Walters Art Museum, Baltimore, circa 1480-1484.
Le panneau de Baltimore connaît un parcours différent. Il réapparaît également à la fin du XIXe siècle dans le premier inventaire de la collection Massarenti en 1882. Ce dernier, à l'origine prêtre de Budrio en Émilie-Romagne est un proche du pape Pie IX. Ayant connu une ascension fulgurante au sein de la curie romaine, il avait amassé une collection d’œuvres d'art considérable, comptées en milliers de pièces.
Dans ce catalogue, le panneau de Baltimore apparaît sous le numéro 121. Cet inventaire avait été réalisé dans le but de vendre la collection complète à Chlodwig zu Hohenlohe-Schillingsfürst, futur chancelier impérial à Berlin. La vente n'aboutit pas. Ce n'est qu'en 1902, après la réalisation d'un second catalogue daté de 1897, que la collection trouve un acheteur en la personne de Henry Walters, originaire de Baltimore et accessoirement magnat industriel dans les chemins de fer.
Il achète la collection en bloc malgré les nombreuses erreurs, approximations et incertitudes présentes dans l'inventaire. De nos jours, le Walters Art Museum est l'une des institutions les plus importantes en matière de peintures italiennes de la Renaissance. Dans les grandes lignes, ci-dessus figure la quasi-totalité des informations relatives aux trois panneaux.
Une dimension romanesque
Il y a un aspect romanesque indéniable dans ce bref rappel. Surtout, en considérant des périodes assez longues où les œuvres disparaissent complètement de la circulation. On ne sait pas quand les deux panneaux de Berlin et Baltimore quittent précisément Urbino. De même, aucune mention n'existe en l'état actuel des recherches durant le XVIIIe et la plus grande partie du XIXe siècle. La réapparition est soudaine à la fin du XIXe siècle.
Un autre aspect remarquable est représenté par les deux acquéreurs, diamétralement opposés : Wilhelm von Bode pour le compte des Musées d’État et Henry Walters en son nom propre. L'acquisition du panneau de Berlin se situe dans le cadre d'une politique étatique somptuaire, de prestige et intellectuelle. L'acquisition de Baltimore se fait dans le cadre des grandes fortunes industrielles nord-américaines qui cherchent à convertir leur patrimoine financier en patrimoine culturel et symbolique, garantie d'une grande notoriété et d'une reconnaissance parmi les pairs (pour les plus notables, J. P. Morgan, S. R. Guggenheim parmi d'autres).
Dans cette perspective, les trois panneaux de la Cité idéale sont révélateurs et emblématiques de l'histoire culturelle de l'Europe et de l'Amérique du Nord. Ils sont représentatifs aussi bien en terme d'historiographie que de sociologie des arts. Ils interrogent la notion de valeur et associent politique et patrimoine. Outre la fascinante représentation d'une ville idéale qu'ils proposent, les trois panneaux sont à la confluence de bien des tendances.