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Entretien avec Guillaume Chauvin
Le Vie Russe,
entre Sibérie et aujourd'hui
 

Dans Le vie russe – entre Sibérie et aujourd’hui –, le photographe indépendant et écrivain Guillaume Chauvin a sondé l’état d’esprit sibérien dans un ouvrage contagieux où images et textes appréhendent autant le monde visible qu’invisible.

 

Depuis 2012, entre France et Russie, il poursuit son travail de recherche, qu’il mène à la croisée des chemins entre journalisme et approche artistique.

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Photos extraites de "Le Vie Russe" de Guillaume Chauvin (éditions Allia, mai 2014)

Guillaume Chauvin expose actuellement ses photographies récentes prises en Ukraine.

Galerie La Chambre 

à Strasbourg

Jusqu’au 28 février 2016

du mercredi au dimanche

de 14h à 19h

Entrée libre

«  L'avion se posa de nuit dans une ville où sautaient de petits feux d'artifice : Moscou. ----- Au marché, un père tient à bout de bras son enfant pour qu'il se soulage, droit à l'horizontale dessus un trou du sol ; on dirait de loin qu'il tord un linge mouillé entre deux étals de baies. ----- Un boui-boui vide comme du Dostoïevski encore chaud. ----- Peu de mots pour commander les plats au gramme, saisir la soupe au poids. ----- À Tioumen, une femme étend un tapis dans la neige et marche dessus en rond, à petits pas, longtemps. ----- La Bolchevita. ----- Un train très long semble partir très loin. Un moins long moins loin. ----- Dans la rue glacée : des magasins chauds, dans les magasins chauds : des congélateurs froids, et dedans : du congelé à réchauffer ! ----- L'église a une voix d'hommes. ----- Irkoutsk : le soleil nous casse la gueule et le robinet du foyer fuit. Je le tourne pour avoir de l'eau mais rien n'en sort, même plus la fuite. ----- Aux w.c. publics : bouche embuée, mains chaudes et bite froide. ----- La cuillère vide est presque plus lourde que l'assiette pleine. ----- On était bien : on n'attendait rien. » 

 

– extrait de « Le vie russe - entre Sibérie et aujourdh'hui » de Guillaume Chauvin (éditions Allia, mai 2014) 

Entretien avec Guillaume Chauvin

La croisée des routes : Vous venez de publier Le vie russe – entre Sibérie et aujourd’hui (éditions Allia)–, un ouvrage de photos et de textes. À la lecture de la couverture du livre qui paraît aux éditions Allia, le jeu de mots est plus facilement compréhensible sur « le vie russe » et « le virus ». 

Arrêtons-nous un instant sur ce jeu de mots. A priori, avec le virus, nous sommes clairement dans une contamination et le virus n’est pas une bestiole sympathique, elle peut faire beaucoup de dégâts. Par ce biais, on entre un peu dans la vision de votre année passée en Russie, de 2012 à 2013.

Nous ne sommes pas dans un récit, mais dans quelque chose de différent. Avec cette idée de virus, au-delà du calembour, vous vouliez marquer quelque chose d’inquiétant ?

 

Guillaume Chauvin : Des gens de mon entourage m’ont aussi proposé « vit russe », ce que j’ai décliné, car je souhaitais un jeu de mot d’un autre registre.

 

Je cherchais un nom pour le blog que j’avais mis en ligne avant de partir. Ce blog était initialement prévu pour donner des nouvelles à mes proches, et je ne sais plus trop comment, je me suis arrêté sur virus/vie russe. Je l’ai gardé pour plusieurs raisons : la première était que je voulais un titre qui en français ne soit pas traduisible vers d’autres langues. J’aime beaucoup le procédé et je l’avais déjà utilisé pour mon premier livre Aucun détour ne ment.

 

À l’oral, ça ne marche pas, car cela donne « aucun détournement ». Titre intraduisible, je pense, dans d’autres langues. Ce procédé met en valeur la langue utilisée.

 

Ensuite, je voulais quelque chose d’assez fin afin que le stratagème ne puisse être perçu dès le premier coup d’œil – beaucoup de gens me parlent du livre en disant « La vie russe »,  ce qui est « normal ». En même temps, il peut paraître assez grossier pour interpeller les gens : « ils n’ont pas laissé passer une faute pareille ». Donc, le lecteur se répète le titre plusieurs fois, et on comprend qu’il y a plusieurs dimensions. Écrite, orale, intraduisible, vulgaire, etc. Je voulais cette richesse dans le titre.

 

Quant au sous-titre « Entre Sibérie et aujourd’hui », il fonctionne comme un titre bis. J’aimais le principe qu’il y ait deux titres à égalité. Nous dirons qu’il s’agit d’un sous-titre précisant le contexte. Je me plaisais à imaginer les lecteurs commander en librairie un livre au titre très long comme cela existe parfois au cinéma. Ce dispositif permet de préciser le contenu du livre. Pour terminer, mon nom est collé juste en dessous. Il peut porter à questionnement, car je m’appelle Chauvin comme l’adjectif. Donc, on peut se dire « tiens, un Français qui fait des fautes de frappe, etc. ».

 

 

LCdR : Le livre ne porte pas sur la dangerosité du sujet ? Sur la contamination ?

 

G.C. : Cette dernière est perceptible après avoir lu ou en lisant le livre. Pour résumer, je pars d’une russophobie pour arriver à une russophilie, on pourrait parler de « russophobiphilie »…

 

C’est un endroit vis-à-vis duquel j’avais beaucoup d’appréhension et de doute avant de partir. Progressivement, je me suis laissé contaminer par lui et j’en suis, ensuite, reparti avec beaucoup de regrets. La contamination fonctionne vraiment dans ce sens-là : regretter le fait de repartir, du manque.

 

Il n’y a pas réellement de choses nocives. Tous ces lieux communs que les gens ont envie de lire sur la Russie : l’aspect crado, radioactif, etc. En écrivant le texte, je voulais un peu démonter les stéréotypes. Alors, oui, il y a obligatoirement des caricatures, mais pas que cela. Et, avec un virus parfois, on a des surprises : il s’incruste, on ne peut le soigner, on trouve des boutons de toute beauté, des effets secondaires assez foireux. Puis aussi certaines guérisons qui ne sont pas forcément belles. Personnellement, je ne pense pas en en être guéri.

 

 

LCdR : Livre de photos accompagnées de textes ou textes accompagnés de photos. Nous sommes clairement sur deux niveaux, sur la confrontation de l’image et du texte avec des zones de frottements. Où la narration est extrêmement forte. Votre contact avec la Russie est-il lié à un imaginaire ? Qu’est-ce qui vous a donné envie d’apprendre le russe, de vous installer là-bas et d’y rester une année entière ?

 

G.C. : Pourquoi la Russie, et pourquoi la Sibérie tout particulièrement ? J’ai effectué un voyage entre Moscou et Pékin dont je suis revenu fortement marqué. Je m’y étais senti à ma place. Je suis quelqu’un qui croit à une forme de réincarnation. J’avais peut-être déjà vécu là-bas dans une vie précédente. Le contact a été tellement fort. Au second plan, il s’agissait d’un défi. En évoquant la possibilité d’aller en Russie, cela générait de la peur autour de moi sans que je comprenne vraiment pourquoi... La peur n’est pas une vision du monde. Moi, j’y avais été très heureux, au milieu de ces paysages, avec les gens.

 

En y allant, je voulais rapporter de cette région du monde quelque chose d’alternatif. Autre chose que les sempiternels clichés. Pour faire vite et spectaculaire : des carcasses de voitures qui pourrissent dans la steppe, des alcooliques qui se roulent par terre ou au contraire des indigènes sur des rennes avec des sourires où il manque des dents. Je n’avais pas vu forcément cela.

Étrangement, les Sibériens étaient très étonnés par cette vision que l’on pouvait avoir d’eux.

 

De mon côté, j’étais un peu sceptique par des visions rapportées par d’autres personnes. Sans citer de noms, il y a des récits qui ne m’ont pas convaincu. Je les pensais très réducteurs même pour des choses très reconnues que je considère comme surestimées – des trucs dans des cabanes en Sibérie.

 

Pour mon expérience personnelle, je voulais y aller, et si je pouvais en ramener quelque chose de bien, c’était un bonus supplémentaire. Mon intention était d’aller sur place pour vérifier certaines choses, en se donner les moyens et d’en revenir si possible guéri ou pas.

 

Lorsque j’ai fait mon année Erasmus à Riga, en Lettonie, j’avais eu un premier contact avec la culture russe. La présence russe y est évidemment assez forte, et malgré toutes les tensions sociales qu’il peut y avoir, il y a une grosse densité de la population qui est russe ou russophone. Même mes amis 100% lettons me conseillaient de voir des films russes, et tout particulièrement un film d’animation. C’est un tout petit film d’animation des années 1960/70 qui dure cinq minutes et qui s’appelle Le hérisson dans le brouillard. Tous m’en parlaient comme le souvenir de leur enfance. Ce film entre tellement en résonance avec moi-même que j’ai eu envie d’aller à la rencontre de la culture qui a généré cela et ce peuple qui a plébiscité ce film très connu en Russie et ailleurs. J’ai les larmes aux yeux chaque fois que je le regarde alors qu’il s’agit d’un hérisson qui s’est perdu dans le brouillard.

 

Pour finir, le côté Cendrars me plaisait beaucoup. J’ai lu La petite Jeanne de France et son poème du Transsibérien (La prose du Transsibérien, en fait un coin où il n’est jamais allé) et ces lectures ont alimenté ma motivation. Beaucoup de gens que j’estimais me parlaient en bien de la Russie. Ma décision était prise.

 

 

LCdR : Envie de se confronter au réel et en faire autre chose, car Le vie russe oscille entre les deux. Il y a des notations très fortes du quotidien et puis des envolées qui sont plutôt de l’ordre de l’imaginaire et qui transportent le lecteur ailleurs. Qu’est-ce qui vous a frappé lorsque vous êtes arrivé là-bas ?  Cocteau disait que « pour connaître une ville ou  un endroit, il faut y rester une journée ou une vie ».

 

G.C. : Qu’est-ce qui m’a frappé en premier « à part la police » comme disait Coluche ? D’abord, la chaleur. Moi qui ne supporte pas cela, j’étais servi. J’ai une nette préférence pour le froid. Je suis arrivé fin septembre et il faisait 35°, dans la région d’Irkoutsk.

Ensuite, les petits codes du quotidien. Les premières semaines, je passais souvent pour un demeuré. Déjà, je parlais très mal russe, et puis je disais bonjour et merci dans les lieux publics. J’ai quand même eu l’impression de passer pour un benêt en étant poli, car ce n’est pas une habitude très courante. Autant les Russes le sont dans l’intimité autant, lorsqu’on entre dans un magasin, les gens relevaient la tête lorsque je disais bonjour. En fait, il faut juste entrer, commander et partir. Il y a ce côté un peu rude, mais aussi bienveillant par certains aspects. Par exemple, en hiver, les gens t’arrêtent dans la rue pour te dire que tu n’es pas assez habillé, que tu vas prendre froid ; ou si tu arrives dans un quartier douteux, les gens viennent vers toi pour t’indiquer la bonne route.

 

Il y a une forme d’entraide que j’ai, paradoxalement, moins connue en France. Maintenant,  j’avais le privilège d’être étranger – Français qui plus est – donc le rapport est différent que si j’avais été Chinois par exemple ! Ils ne sont pas toujours aussi bienveillants.

 

Chaque jour, je découvrais quelque chose de nouveau. J’allais de surprise en surprise.

 

C’est aussi pour cette raison que j’ai trouvé la vie passionnante. Beaucoup de choses me paraissaient exotiques, mais il ne faut pas trop leur dire. Par exemple, tout est numéroté dans les lieux publics, certaines teintes utilisées pour l’intérieur des maisons.

 

L’héritage soviétique est toujours bien présent. Même si l’habitude s’installe, j’avais l’impression d’évoluer dans un monde parallèle bien réel. Lors d’une interview réalisée dans une faculté de journalistes, quelqu’un m’a demandé pourquoi j’étais venu en Russie et qu’est-ce qui m’y plaisait ? J’ai répondu que j’aimais beaucoup, car pour moi le pays était très exotique, que c’était comme si j’allais en Afrique et que je n’étais pas blanc. Cela les avait un peu décontenancés cette comparaison avec l’Afrique notamment. Cela m’a énormément plu de voyager dans un pays très différent sur beaucoup de points et, en même temps, d’y être inaperçu. C’est un grand bonheur d’être dans un monde parallèle tout en étant invisible.

 

 

LCdR : Vous aviez les notations textes ou les images sont arrivées simultanément dans la structuration du projet ? Les images fonctionnent, y compris dans la façon dont elles sont mises en scène et construites dans le livre, le fragment est assumé et revendiqué, y compris dans la narration. Pour vous, les deux choses allaient de pair dès le départ ?

 

G.C. : Tout s’est fait simultanément. Dans un premier temps, je souhaitais uniquement donner des nouvelles à mes proches via le blog. Chaque jour, je m’efforçais d’écrire quelques lignes, prendre quelques images. Progressivement, l’habitude s’est prise. Je voyais tellement de choses que je notais beaucoup. La matière s’est accumulée, rassemblée. L’idée est venue d’en faire un livre pour que ça ne reste pas au stade du support numérique virtuel.

 

Au départ, le livre était très différent dans sa forme. Il était très classique, et cela ne me plaisait pas beaucoup. Alors un ami graphiste m’a proposé d’adapter la narration et le format du livre au sujet qu’il racontait. Il proposait d’agrandir le livre de façon démesurée, exagérée presque. D’en agrandir tous les éléments, du logo de l’éditeur au code-barre en passant par la typographie des textes. Et, à ma grande surprise, l’éditeur (Allia, ndr) a accepté le projet.

 

 

LCdR : Présence de terre et de ciel, présence d’éléments. Nous parlions de réincarnation tout à l’heure. Il y  a un côté chamanique très présent. Il apparaît dans le texte, mais également dans les images. On voit les choses et ce qu’il y a autour de ces choses.

 

G.C. : Effectivement ! Mon ami graphiste a proposé de couper une phase de l’image ou de la faire partir sous le massicot pour suggérer ce qui manque. Nous ne voulions pas faire comme Cartier-Bresson qui maintenait les bords de ses négatifs pour dire qu’il n’avait pas retouché l’image et choisi ce cadre.

 

Le graphiste a suggéré au contraire de laisser cette ouverture, cette imagination, ou alors ne montrer que des fragments. Ce côté iconoclaste me plaisait dans son choix assez radical de dire « ce n’est qu’une image ». On vous donne une piste de lecture et vous pouvez projeter sur elle tout ce que vous voulez. Tout est possible.

 

 

LCdR : Il y a, dans la construction de votre livre, des choix que la plupart des photographes refuseraient : on déplace les détails, on coupe les images, en contrepartie vous laissez une liberté incroyable au lecteur.

 

G.C. : Pour mon plus grand bonheur, j’ai eu assez peu de retours négatifs sur ce livre sauf de la part de photographes ou de personnes qui pratiquent la photographie en amateur. Ces personnes trouvaient inadmissible de traiter des images de la sorte. Les couper, les malmener dans les plis du livre ou les faire passer à la coupe. Cet effet de frustration était délibérément recherché.

 

Je voulais que les gens comprennent que je rapportais seulement un minuscule fragment de ce voyage alors que les possibilités sont infinies. Nous avons aussi choisi de ne pas légender les images – dans la première partie du livre – et cela peut également paraître frustrant. De ne pas savoir où ? quand ? comment ? pourquoi ?

 

Dans mon idée, le lecteur devait voir toute la série d’images dans la première partie du livre pour ensuite attaquer le texte en ayant en tête des bribes de ces images qu’il apposerait sur les mots, et inversement.

 

 

LCdR : Il s’agit, peut-être, réellement d’un récit de voyage, pour communément utiliser ce terme. C’est-à-dire de proposer un regard sur un endroit dans lequel vous avez vécu pendant un an. Il s’inscrit dans le temps et au cœur d’une géographie, il est inscrit dans une relation avec les gens. Et, en même temps, on laisse totalement libre le lecteur d’imaginer et de vagabonder, on pourrait être à certains moments complètement ailleurs. Que cela se passe en Sibérie, on va le voir et le ressentir souvent, mais en même temps son inscription dans le temps est ouverte. Votre regard est ouvert, il laisse libre d’aller à son rythme, d’imaginer des choses et de voyager à son tour.

 

G.C. : En faisant ce travail, j’ai pu expérimenter une forme de liberté. Au lecteur, ensuite, d’expérimenter la sienne. Je ne voulais pas d’une narration trop directive comme on en trouve souvent dans les récits de voyage ou sur l’ailleurs. Les choses sont très orientées et laissent peu de place pour se forger un avis.

 

Ici, les maladresses sont exploitables par le lecteur, car il y en a. Il peut se dire « tiens, ce fragment-là, j’aurai pu le prendre ». Il s’agit juste d’un bout de pot de fleurs dans une maison. Ce petit bout permet à la fois de s’identifier comme un auteur potentiel, mais également dans son imaginaire personnel ; ce bout de pot de fleurs, on aurait pu le voir chez soi ou chez sa grand-mère.

 

 

LCdR : Qu’est-ce qui vous pousse à circuler, à échapper aux habitudes quotidiennes ?

 

G.C. : Je  ne crains pas particulièrement ma propre mort, mais j’ai envie de rentabiliser le temps qu’il m’est imparti sur terre. Le voyage permet de mieux se rendre compte des privilèges qu’on a dans sa vie quotidienne en Occident. Sous d’autres latitudes, on se rend compte plus clairement du manque. Il demande aussi une forme d’humilité au retour. On prend mal en considération toutes ces choses dont on profite, nous Français du XXIe siècle.

 

En Sibérie, j’ai été confronté à des choses auxquelles je n’avais pas l’habitude comme par exemple faire la lessive à la main et à l’eau froide ou avoir de la nourriture pas toujours formidable. On mesure mieux son amour pour ses proches. Et aussi, surtout, je tenais de bonnes histoires à raconter.

 

 

LCdR : En prenant un fragment, on n’obtient qu’une petite parcelle des choses. Là-bas, vous avez continué à pratiquer la boxe. On trouve dans Le vie russe, une relation au monde très forte, et l’évocation des choses et de la matière est très belle dans votre texte. Vous prenez le monde et les gens comme ils sont et vous vous interrogez sur votre relation aux autres. On finit par oublier cela dans un monde déshumanisé voire dématérialisé, non ?

 

G.C. : Ne me considérant pas comme un bon photographe, je n’arrive pas à rendre sensibles des éléments comme le parfum, la texture ou le froid. Je ne suis pas forcément à l’aise avec un appareil photo, avec les gens même. J’attendais toujours de bien connaître les personnes avant de leur demander de participer à ce projet.

 

Le texte permet une plus grande spontanéité dans le ressenti, impossible pour moi à traduire en images. Au départ, je ne pensais pas forcément rapporter autant de matière. J’imaginais plutôt un livre d’images sans texte. Puis en voyant tout ce qu’il manquait dans les images, je me suis dit qu’un texte serait intéressant, voire nécessaire. Il existait déjà, donc cela valait le coup de l’intégrer. Je voulais un objet vivant. Et, que mes amis russes – à qui j’ai envoyé l’ouvrage – trouveraient cela plus réaliste que d’autres choses rapportées de chez eux.

 

 

LCdR : Votre livre est vivant, effectivement, et c’est d’autant plus rare que justement c’est… rare. Nous sommes dans la vie, un petit peu dans la politique avec toute la complexité de comment les gens y sont confrontés, et vous aussi d’ailleurs. Vous avez une relation à la politique très terre-à-terre. Et elle est présente à travers les lignes ?

 

G.C. : Je pars du principe que je ne suis pas quelqu’un qui puisse parler de ce type de sujet. Je ne suis pas un spécialiste de la politique. Même quand j’essaie de comprendre, je ne comprends pas forcément. Surtout, en tant que Français, on m’a tellement rabâché les oreilles avec un certain nombre de sujets que j’ai préféré ne pas en parler, car je savais qu’au retour, on me questionnerait là-dessus. « Alors Poutine, la politique russe, les gens en prison, les artistes bannis, les Pussy Riot… ». Moi, cela m’embêtait vraiment d’en parler, car d’une part ce n’est pas visible sur place, enfin comme un étranger qui vient en France, il ne perçoit pas tout de suite qu’il est dans le pays des droits de l’homme.

 

Pour beaucoup de mes connaissances russes, la politique est quelque chose d’abstrait. Ils se l’approprient beaucoup moins qu’en France, par exemple. Pourtant, la politique peut se lire dans beaucoup d’éléments : dans les rapports humains, dans la manière de composer une affiche dans la rue, dans la façon de craindre ou pas un policier, etc.

 

Surtout, je trouve arrogant d’avoir un avis là-dessus. Malgré cela, il y a des images politiques dans le livre comme cette photo d’un imam. Avant d’aller en Sibérie, je ne me doutais pas qu’il y avait une assez forte présence musulmane alors que les Russes demandent souvent pourquoi il y a tant d’Arabes en France… On m’a aussi fait remarquer qu’il y avait beaucoup de gens en uniforme, aussi bien des enfants que des adultes.

 

 

LCdR : Pratiquer la boxe vous a-t-il permis d’entrer dans différents milieux de la société sibérienne ?

 

G.C. : Les premiers temps, je fréquentais plutôt les milieux artistiques, car l’académie des arts d’Irkoutsk m’avait mis à disposition un atelier pour travailler. Mais le contact avec les élèves était très particulier. Il y avait comme une crainte de leur part voire un complexe d’infériorité complètement injustifié. Finalement, je me suis mieux entendu avec les professeurs.

Finalement, j’ai fait beaucoup plus de rencontres intéressantes en allant faire du sport. J’ai eu des discussions assez fabuleuses avec des sportifs pas vraiment réputés pour leur conversation et leur culture.

 

Pour en revenir aux écoles d’art, j’ai eu une expérience particulière avec elles, et je n’en garde pas forcément de bons souvenirs, en particulier à cause des élèves. Avec eux, j’ai souvent eu des conversations qui butaient. À partir du moment où il y avait désaccord, la conversation s’arrêtait. Cela m’a beaucoup déçu.

 

Entretemps, j’ai rencontré des gens de milieux différents, notamment des élèves de sciences politiques ou des militaires, par exemple. Et, paradoxalement, j’ai eu des conversations passionnantes sur des sujets plus intéressants et consistants. Il ne faut pas craindre de faire face à des gens trop différents. La bonne énergie attire la bonne énergie.

 

 

LCdR : Pour revenir plus globalement à votre travail, vous faites allusion à votre passage à l’École des arts décoratifs à Strasbourg. Vous avez imaginé, avec Rémi Hubert, un projet de fin d’études, qui a fait grand bruit. Il s’agit là d’une façon intéressante d’aborder les choses. Et, vous avez écrit quelque part pour présenter l’un de vos projets cette phrase qui permet de mieux comprendre votre démarche : « je cherche à exprimer par l’image et le texte, une actualité moins évidente, plus intemporelle, à mi-chemin entre journalisme et document artistique, car à ce croisement se trouve aussi l’information ».

 

G.C. : En 2009, nous terminions nos études aux Arts décos. Avec Rémi Hubert, nous nous intéressions à la représentation par l’image, au journalisme et aux médias. Nous étions tombés sur l’annonce de Paris-Match qui organisait un concours de photoreportage étudiant. Nous étions assez navrés sur les travaux primés. Ils étaient reproductibles dans notre garage. Nous nous sommes dit que nous gagnerions le prochain concours en concevant un projet dans notre garage justement. Et, une fois le prix gagné, nous révélerions notre démarche. Nous avons choisi d’aborder la précarité étudiante, un sujet réel. Pour le besoin du dispositif, nous avons mis en scène certaines images qu’ils étaient incapables de prendre, même pour un photojournaliste professionnel.

 

Le dispositif était destiné à mieux disséquer le système, mieux en parler, et avec toute la naïveté qui nous habitait, montrer qu’il existe des mécanismes médiatiques et qu’il suffit d’assumer afin que tout le monde en soit bénéficiaire, du lecteur aux représentants en passant par le diffuseur.

 

Il se trouve que nous avons gagné, et à la remise des prix, à la Sorbonne, par le directeur de Paris-Match, nous avons révélé le dispositif qui sous-tendait notre démarche. Le lendemain, le prix nous a été retiré, et les médias se sont servis de ce prétexte pour cogner sur Paris-Match plutôt que de mettre en avant l’aspect théorique. Nous avons été un peu déçus même si des médias non conventionnels comme Arrêt sur image ou France Culture en ont parlé. Les autres se sont contentés d’épingler Paris-Match.

 

Peu de temps après, il nous semblait opportun de faire un livre pour développer notre approche puisque nous n’en avions pas assez parlé. Nous avons envoyé une maquette aux éditions Allia qui nous ont rappelé le lendemain. Ils nous ont dit qu’il allait faire le livre, mais qu’il fallait y ajouter du texte, s’approprier les citations, et en faire un récit cohérent et construit.

 

Résultat ce petit livre appelé Aucun détour ne ment. Il fait une soixantaine de pages, mais il faut le lire plusieurs fois, car il est fait d’aller-retours permanents.

 

 

LCdR : En visionnant la remise des prix (sur le web), il est fascinant de constater à quel point votre discours n’est pas entendu. Votre remise en cause n’est pas uniquement destinée uniquement au système, car vous dites en l’occurrence que le système existe, il a besoin de représentation. Nous, nous sommes rentrés dans cette représentation, mais c’est aussi une façon de dire que la fiction est souvent plus forte – comme une narration – que la réalité simple. En tout cas, on ne peut pas la balayer d’un coup. Il y a aussi une réelle complexité dans votre propos, et celui que vous avez avec Rémi Hubert ; cette complexité, elle n’est pas passée ou a été très mal entendue.

 

G.C. : Paris-Match aurait pu tourner cet événement à son avantage en disant « bravo, c’est le genre de message que nous soutenons. La démarche est intéressante. Nous, Paris-Match, nous plébiscitons ce genre de travail qui met le photojournalisme face à ses réalités ». Nous avons fait cela en tant qu’artistes et surtout pas en tant que journalistes, car cela n’aurait pas pu marcher.

 

Malheureusement, ils se sont contentés de nous accuser de tricherie. Le message initial n’a pas été véhiculé sauf par les éditions Allia.

 

 

LCdR : Et, cette interrogation-là, se retrouve notamment à travers Le Vie russe et, notamment dans cette phrase qui referme le livre : « Ne pas prendre position, ni de l’intérieur, ni de l’extérieur, mais la tenir ».

 

G.C. : Mon père m’a souvent répété une phrase bien connue qui est de « croire et oser, être et durer », et c’est vrai que j’essaie de l’appliquer tous les jours même si ce n’est pas forcément facile dans un monde qui ne favorise pas ce genre d’idéal. Mais il faut croise et oser, il faut continuer, et si possible, être et durer. Donc « il faut croiser les doigts, mais pas bras. »

 

 

LCdR : Prochain projet sans voyage ou voyage sans projet ?

 

G.C.: Il y a un projet en cours, mais qui est très long à mettre en place d’un point de vue administratif. Cela étant, le déblocage est proche. Il s’agit de porter le même type de regard sur l'univers de la Légion étrangère. Un monde à la fois très discret et très fantasmé, un peu comme la Russie.

 

On met assez peu l’accent sur la dimension humaine que peut comporter ce genre de société. Et, il faut du temps. « Mal vu, mal fait » dit Godard, donc je vais essayer de bien voir et de faire cela bien.

 

 

 

Propos recueillis par alain walther

– retranscription et relecture par l'équipe de "La croisée des routes",

mai 2014

 

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