Site du mouvement pour l'autonomadie
Voyager, vivre et agir :
libres, indépendants, autonomes et nomades
La Route 66... du Cambodge
par Franck Michel, mai 2015
Sur l'ancienne voie d'Angkor, entre le temple de Beng Mealea et celui de Bakan, la Route 66 du Cambodge, un joyau pour les motards.
« Get your kicks on Route 66 »
(« Prends ton pied sur la route 66 »)
Chanson écrite par Bobby Troup,
interprétée d’abord par Nat King Cole (1946)
et ensuite par les Rolling Stones (1964), entre autres.
Tout le monde ou presque connaît cette fameuse route et la chanson qui va avec. Si le morceau Route 66 est devenu en cinquante ans un sacré classique du rhythm & blues, il est avant tout un hymne à la Route 66, la plus mythique sinon typique des routes américaines, celle qui traverse les États-Unis, de Chicago à Los Angeles.
En France, la Route 66 s’appelle ou s’appelait plutôt RN7, et là aussi le mythe a du vague à l’âme. En Asie, la Route 66 se rebaptise NH66 : c’est le cas notamment en Inde du Sud, avec une voie de pèlerinage longue de 170 kilomètres, mais aussi au fin fond de la campagne cambodgienne… Mais connaissez-vous ou avez-vous seulement entendu parler de la Route 66 du Cambodge ?
Au Cambodge, si l'on souhaite se mettre à l'heure des habitants, il vaut mieux se lever tôt. C'est au petit matin que la vie locale bat son plein et que les cérémonies de mariage commencent (comme ici à Dam Dek, avant d'arriver à Beng Mealea, où passe la fameuse Route 66...
C'est aussi le moment où les bonzes sillonnent les rues en quête de nourriture pour la journée (comme ici, bien plus à l'est, dans la région de Kampong Cham).
Oubliez donc la traversée des États-Unis, car c’est du Cambodge rural dont il est question ici : une autre route, une autre échelle, un autre monde. Un autre trip aussi avec ses trésors cachés sur un terrain… miné d’ornières !
NH66 est l’appellation de la voie qui n’a rien d’une rédemption et tout d’une épreuve. C’est bien le nom d’une piste plus que celui d’une route, l’asphalte étant remplacé au mieux par de la terre battue bien arrangée et au pire par un simple sentier forestier boueux à souhait…
Toujours est-il que le royaume khmer possède sa propre Route 66, particulièrement mythique sur son dernier tronçon qui fait environ… 66 kilomètres de long, reliant deux temples parmi les plus fascinants et mystérieux que comptent le pays : Beng Mealea et Preah Khan (ou plutôt Prasat Bakan pour les Cambodgiens… essentiel à savoir si d’aventure vous cherchiez votre chemin) !
Beng Mealea est un fabuleux temple khmer du milieu du XIIe siècle, où le hindouisme se mêle allègrement au bouddhisme tout comme les arbres s'entremêlent avec les pierres qui roulent et s'écroulent, et les sculptures qui ornent les édifices encore debout...
On se trouve ici au nord de l’axe routier principal reliant Siem Reap à Kompong Thom, sur une voie secondaire, mais historique, avec ses chemins plus que jamais de traverse. NH66, 66 km… et au moins 66 raisons d’espérer et de désespérer avant d’arriver au bout, 66 envies de s’enchanter et autant de peurs de désenchanter sur un chemin très peu emprunté.
Plus d’une fois, on s’imagine bivouaquer en cas de panne dans l’attente improbable de secours… On peut aussi cauchemarder en pensant que des mines anti-personnel traînent encore dans le sous-bois qu’on est bien obligé de pénétrer ou, moins tragique, en voyant que les deux roues de notre bolide sont envasées dans une mare de boue dont il est impossible de s’échapper…
Sans s’être annoncée, l’aventure à la fois mécanique et physique s’invite de la partie, pour le meilleur comme pour le pire. Il reste que l’épreuve de la route permet de découvrir un autre Cambodge, rural, voire désert, et du coup drastiquement préservé des affres d’un développement frénétique partout à l’œuvre dans le pays.
Et puis, cerise sur le gâteau de cette expérience routarde, ou récompense pour les efforts accomplis, comme on voudra, il y a sur le chemin des vestiges grandioses d’une époque révolue qui ne l’était pas moins : environ dix vieux ponts de pierre datant de la période faste d’Angkor s’érigent toujours, dans un état plus ou moins bien conservé, tout le long des 66 kilomètres mythiques. De quoi radoucir le souvenir de ce périple un brin périlleux.
Mais attention, la Route 66 tient aussi du Blues, solitude garantie et déprime possible : voie mythique certes, mais pas Meetic du tout, car ici pas un chat ou presque sur la route, et pour des rencontres hautement humaines, il faudra repasser…
Entre Beng Mealea et Prasat Bakan (ou Preah Khan), des vestiges d'anciens ponts angkoriens jalonnent agréablement la piste.
Le décor est bien planté et les souvenirs peuvent s’annoncer aussi doux qu’amers. Mais l’envers du décor montre bien qu’il s’agit bien d’un périple, risqué et hasardeux – il n’est pas impossible de se perdre en route – avec son indéniable lot d’adrénaline qui fomente le sel de l’existence et procure la matière de nos exploits, réels ou fantasmés, énormes ou lamentables.
Sur la route, il y a donc 66 autres bonnes et mauvaises raisons de déchanter et de déjanter. C’est la roue de la vie qui impose ainsi sa loi. Il ne faut pas se leurrer : c’est à moto que le trip s’avère le plus exaltant… même si à pied, en VTT ou – mieux – en motoculteur (comme le font les autochtones, dont beaucoup transportent illégalement du bois pillé dans ce qu’il reste de forêts dans ce royaume dégarni…), on est sans doute plus assuré et rassuré de parvenir à bon port, à savoir aux pieds des tours du temple de Prasat Bakan, un site archéologique prestigieux, longtemps considéré comme l’un des plus inaccessibles du Cambodge.
Fin de route plus sportive : la piste commence à se corser... Cela va durer une quarantaine de kilomètres et environ cinq heures...
Ce tronçon réunissant les 66 kilomètres de la route 66 khmère – incontestablement le « must » comme on le lirait dans un guide motard sur la région – peut se diviser en deux parties, une soft et une hard :
— la première (environ 23 km) se déroule sur une assez bonne piste et permet d’observer les activités agricoles et rurales des habitants du coin, c’est aussi le moment (à ne pas rater !) pour reprendre une dernière fois de l’essence pour la moto et de l’eau pour vous !
Sur ce trajet, on passe notamment sur le superbe pont angkorien de Spean Ta Ong, long de 77 mètres, avec ses beaux nagas bien conservés et sa grande balustrade, sans oublier juste à côté les impressionnants anciens « ghâts » khmers, apparemment très prisés par les jeunes du village qui s’amusent, se lavent et se baignent dans la rivière en contrebas.
Arrivé à l’unique carrefour digne de ce nom sur tout le parcours, il faut – contre toute attente… et même contre l’avis de certains villageois qui risquent de ne pas comprendre votre périlleuse entreprise à moto – il vous faut toutefois poursuivre tout droit. À partir de là, finie la belle piste couleur ocre bordée de rizières apaisantes et d’habitants souriants, les choses sérieuses peuvent commencer…
— la deuxième partie (environ 43 km) s’entame par une piste qui rapidement débouche sur des ponts en bois (pour éviter les crevasses boueuses) et des sentiers forestiers plus ou moins larges et praticables. Il est évident qu’en pleine saison des pluies, cette seconde partie est à oublier… sauf à la survoler en hélicoptère, même les motoculteurs ne passent pas pendant cette saison, et pourtant ils semblent pouvoir braver toutes les difficultés (via l’épreuve du terrain, on comprend mieux l’efficacité, plus dans le temps et plus à l’est aussi, de la fameuse piste Hô Chi Minh…) !
Motards de tous les pays, unissez-vous – enfin je veux dire ne partez pas seuls sur ce trajet, car en cas de panne c’est un peu Apocalypse Now pour vous – et surtout engagez-vous sur la piste uniquement pendant la saison sèche ! L’heure de la libération sonne lorsque, finalement, à bout de forces et parfois d’essence, on quitte le sentier boueux pour remonter sur la toute nouvelle piste qui mène au Prasat Bakan… qui ne se trouve, in fine, qu’à quelques centaines de mètres sur la gauche !
Difficile de garder suffisamment de ressources pour visiter le temple, et pourtant il en vaut bien la peine.
Ce dernier tronçon, d’un peu plus de quarante kilomètres, peut facilement prendre cinq heures de route, mais il laissera forcément de savoureux souvenirs aux amateurs de sensations fortes : souvenirs doux, amers ou les deux à la fois, tout dépendra de la teneur du périple et du caractère plus ou moins trempé du motard ! Comme l’écrit le trop fameux guide Lonely Planet, « les plus intrépides pourront suivre cet itinéraire pour rejoindre le Prasat bakan mais ne vous lancez pas à la légère ».
Tout le monde aura été prévenu. Maintenant, il suffit de se lancer…
Et d’écouter Mick Jagger hurler comme il sait le faire : « Get your kicks on Route 66 » !
Arrivée au temple Bakan, en fin de course...
Au bout de la route, la machine reprend du poil de la bête...
En lien avec cette page
- lire "Comprendre, croire, voir et survivre aux crimes des Khmers rouges : les Cambodgiens face à la tragédie de l'histoire et à la farce politico-judiciaire" (mai 2013)