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"Quand on emploie l'expression "nouveau peuple" à partir du 17 avril 1975,

je peux vous dire ce que cela signifie.

Tout comme l'expression "kamtech" qui veut dire réduire en poussière,

détruire et effacer toute trace d'une vie humaine."

Rithy Pahn

Photo D.R. Grasset

Rithy Panh

Entretien

 

Rithy Panh est un cinéaste de la mémoire et de la responsabilité, il signe un documentaire et un livre poignants autour de sa confrontation avec Douch, l'un des responsables du génocide cambodgien.



A lire et à voir : L'élimination (Grasset), coécrit avec Christophe Bataille, et le film-documentaire intitulé Douch, le maître des forges de l'enfer.




































Le face-à-face avec Douch vous a-t-il servi à sonder votre passé ?
 

         Il y a l'histoire, Douch et moi dans ce travail. Il s'agit à la fois d'une rencontre et d'une confrontation. Cela m'a permis d'évoquer plusieurs personnages, mon père, ma mère, mes cousins, des gamins qui m'ont laissé une trace, une résistance. Je ne supporte plus les gens qui disent que les victimes étaient consentantes, que ces crimes s'expliquent par le karma, le bouddhisme, l'absence de révolte ancrée dans la culture khmère depuis la chute d'Angkor, etc. Cette façon de voir les choses enlève toute la dimension idéologique pourtant fondamentale chez les Khmers rouges. Je voulais remettre en perspective tout ce passé.



Dès le départ, la dictature s'est infiltrée dans l'usage même de la langue khmère, créant des mots nouveaux ou changeant le sens de certains d'entre eux.

 

 

         C'est le cas de pas mal de dictatures. Il y a eu des travaux sur la langue employée par les nazis. Au Cambodge, par exemple, les mots "mari" et "femme" ont été à l'époque remplacés par le mot "famille", car cela enlevait toute connotation sexuelle. Surtout, comme en Chine sous Mao, il y avait les slogans. La langue de ces slogans est presque belle, rimée, rythmée. Du coup, il n'y a pas besoin de réfléchir. C'est une langue qui est forgée pour vous faire obéir. Elle définit les chemins idéologiques à suivre. Et les choses à détruire. Quand on emploie l'expression "nouveau peuple" à partir du 17 avril 1975, je peux vous dire ce que cela signifie. Tout comme l'expression "kamtech" qui veut dire réduire en poussière, détruire et effacer toute trace d'une vie humaine.



Le livre ainsi que le film dévoilent-ils un Douch bavard ?


          Avec Douch, on n'est pas dans le silence du bourreau. Il parle beaucoup. J'ai d'ailleurs enclenché le film par les mots. Il apparaît sur une photo de l'époque derrière un micro. C'est le théoricien qui s'exprime. Car c'est lui qui décide, établit des listes de personnes à exécuter, oriente les interrogatoires.

          Douch n'est pas le petit tueur, mais bien le grand organisateur de S-21. Il faut donc entrer dans son univers, son idéologie, et là, j'ai payé cash. De ce point de vue, le livre m'a sauvé. Après des heures de rushes, il fallait que je trouve des mots pour m'en sortir. Les mots libèrent et m'aident à décortiquer.


D'où l'idée du livre ?


          Je n'étais pas très disponible pour écrire ma biographie, ça ne m'intéressait pas, en fait. J'aurais pu finir ma vie sans le faire. Je ne me forçais pas à me souvenir. Mais quand je travaillais avec Douch, les choses revenaient comme des flashs. Car, en l'écoutant, j'étais soudain confronté au système. Je sortais d'un long film sur lui, cumulant trois cents heures de tournage. J'étais en pleine dépression. Je voulais raconter ce passé sans que cela soit pleurnichard, et je pensais qu'il fallait le faire maintenant, car finalement, je ne l'avais jamais fait. Là, les mots ont un sens. Je savais que Christophe Bataille (qui a coécrit L'élimination) pourrait m'aider à trouver les mots justes pour l'évoquer. Cette histoire ne me quitte jamais. Je ne traverse pas une journée sans penser à tout ce que j'ai perdu.


Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma, des documentaires ou des fictions ?


          Je ne peux pas vous donner de réponse... Je n'abuse pas en disant que le cinéma était une question de vie ou de mort pour moi. Vie et mort de l'esprit : j'avais besoin d'un support pour m'exprimer. Et le cinéma est venu accidentellement. Je l'ai adopté et il m'a adopté. Je n'ai pas commencé comme cinéphile et je connais mal l'histoire du 7e art parce que j'ai immédiatement été happé par l'urgence de saisir et de raconter la mémoire du Cambodge. Le documentaire s'est donc imposé. Il m'a permis d'aller très loin dans le néant, dans l'obscurité.

          Les génocides ne sont pas des choses simples, mais j'ai appris à vivre avec, à cohabiter avec la souffrance. Quand j'ai une pleine nuit, sans cauchemars, je suis heureux. Je suis un peu plus en paix. Et c'est grâce à plus de vingt ans de documentaires. A présent, je me sens capable de rire et de pleurer, d'apprécier un plat ou de fumer un cigare, de croire que la vie vaut la peine.

          Quand j'étais gosse, vers 15 ans, avant d'échapper de peu aux camps de la mort des Khmers rouges, j'ai vécu cette émotion de la fiction: Ben-Hur, La Guerre des boutons, mais aussi les séries Belle et Sébastien ou Belphégor, à cinquante devant une petite télévision en noir et blanc, dans une langue, le français, que je ne comprenais pas et qui m'était traduite par ma soeur. Quand il a fallu que je m'exprime, j'ai d'abord testé la musique et la peinture. Mais je chantais et dessinais mal. Alors, j'ai essayé un petit truc en cinéma, et ça m'a convenu.


Pourquoi pas l'écriture ?


          Pour traiter du sujet qui me hantait, il aurait fallu que j'aie au moins le talent de Primo Levi ! L'avantage du cinéma, c'est qu'il n'est pas nécessaire de bien écrire. On peut raconter une histoire en recueillant des témoignages. Et puis, il y a des modèles, des géants qui m'ont donné envie de continuer: Roberto Rossellini, Alain Resnais, Satyajit Ray, Yasujiro Ozu, Ken Loach, etc. Ils m'ont aidé à revenir à la vie, à être sage.


Aujourd'hui, où en êtes-vous ?


          J'ai compris que lorsque les Cambodgiens parlent de justice karmique, ça ne veut pas dire qu'ils sont fatalistes, mais qu'ils n'ont pas d'autres références. J'étais moi-même imbriqué dans ce mode de pensée. Il m'a fallu onze ans pour en sortir. Pour eux, se référer à la justice du destin ne signifie pas qu'ils rejetteraient la justice humaine si on leur en offrait la possibilité.


Juger les responsables est donc impératif ?


          Pas pour punir, mais pour mieux comprendre. On ne sauvera pas le Cambodge en mettant quelques bonshommes de 80 ans en prison. Mais je voudrais que Khieu Samphan (chef de l'Etat du Kampuchéa démocratique, nom donné par les Khmers rouges à leur régime politique) s'explique et qu'il nous aide à écrire notre histoire. Tant que ce ne sera pas fait, on ne pourra pas tourner la page. Jusqu'à présent, les livres d'école parlent des 3 ans, 8 mois et 21 jours d'un régime sanguinaire. C'est tout. Les jeunes ne comprennent pas. A la fac, il y en a même qui prétendent que l'égalité sous les Khmers rouges, ce n'était pas si mal. Dans l'abstrait, d'accord. Mais quand on coupe la tête à tout le monde pour qu'il y ait égalité, je ne marche plus.


Que retenez-vous du procès de Douch (en attendant celui d'autres dignitaires Khmers rouges) ?



          Je ne supporte pas que le tribunal ne l'ait pas poussé dans ses retranchements, n'ait pas convoqué à la barre Nuon Chéa, numéro 2 du régime. C'est le patron de Douch quand même. Les CETC (Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens) ont raté une occasion de montrer comment la machine de mort s'installe.


Pourquoi les "bourreaux" n'ont-ils pas de cauchemars ?

          Quand vous tuez un poisson, vous faites des cauchemars, vous ? Les gens que j'ai rencontrés ne sont pas horrifiés par ce qu'ils ont fait, mais ils veulent comprendre, eux aussi. Une fois, un assassin m'a regardé en face et m'a dit: "Pourquoi moi ? Je cultivais les rizières et un soir, on est venu me chercher. Pourquoi m'a-t-on choisi pour exécuter les gens ? Pourquoi pas vous ?" Que répondre ? En face de lui, il voyait des hommes réduits à l'état de bêtes qui mangeaient des lézards et se battaient pour un grain de riz.


Vos films sont-ils aussi destinés aux Cambodgiens ?

 

          Une fois, sous les Khmers rouges, j'ai été hospitalisé, à l'article de la mort. On m'avait déjà mis avec les macchabées. Instinctivement, je savais que si je ne bougeais pas de là, je mourrais. Arrive un bonhomme qui m'offre la moitié de sa couche. "Tu ne dois pas rester là", m'a-t-il dit. Je lui dois la vie. Quel courage de m'avoir accueilli ! Plus d'une fois, j'ai été sauvé par des élans d'humanité fulgurants alors qu'on était comme des bêtes. Je dois être digne de ces gestes.

          Et surtout, j'aimerais faire comprendre aux Cambodgiens qu'ils ont en eux cette lueur d'humanité. Tous mes films racontent cela. Ecrire un livre ou faire un film est pour moi une manière de dire: ils ont échoué. En quelque sorte, ils n'ont pas réussi à tuer complètement mes parents.
 


Propos recueillis par Joël Isselé



Paru initialement dans la revue en ligne L’Autre Voie n°9.

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