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Histoire(s) des voyages | mai 2015 

Une chronique mensuelle de Franck Michel

Diktats touristiques

« L’homme ne se connaît lui-même que pour autant qu’il connaît le monde,

il ne prend conscience du monde qu’en lui-même,

et de lui-même que dans le monde. »

 

Goethe

Etrange ange de la mort, aux abords d’une église des Moluques,

Indonésie, 2012.

 

Goethe était un visionnaire et aussi un écrivain-voyageur avant l’heure. Mais tout voyageur ne sait pas regarder ou n’a pas forcément de bons yeux, et n’est pas Goethe qui veut !

 

L’homme n’est pas seulement un animal politique, il est aussi un prédateur qui circule. Le voyage est nourri de rêves, de fantasmes, d’illusions. Des plus louables aux plus abjects.

 

Dans toute l’Europe et même au-delà, les populistes d’aujourd’hui ont le vent en poupe. Pas étonnant que les dictateurs d’hier, vrais tyrans sanguinaires, mais néanmoins grands bâtisseurs mégalomanes, fascinent une forte clientèle touristique internationale, et pas uniquement le vivier réactionnaire qui sert de réservoir électoral aux partis d’extrême droite qui gangrènent ce qui subsiste de notre vieille démocratie qui a bien du mal à se renouveler.

 

En tête d’affiche de ce croissant tourisme de mémoire, le plus connu de tous les massacreurs officiels de l’Histoire : Hitler. Soucieux de devoir de mémoire tout autant que de loisir organisé, MW Touristik est un modeste voyagiste qui propose, à Munich, d’inoffensives promenades à pied et à vélo via son circuit « IIIe Reich » : on visite le Mémorial de Dachau, premier camp de concentration nazi, situé près de la capitale de la Bavière ; on déjeune dans l’un des repaires du Führer où celui-ci avait lamentablement raté son putsch de 1923, coup d’essai manqué qui ne se reproduira plus.

 

Malheureusement pour l’humanité, cela lui permettra de séjourner en prison en lui laissant le temps de rédiger l’infâme Mein Kampf. On connaît la suite de l’histoire. De l’Histoire. Car Adolf Hitler ne fascine pas seulement le cinéma, l’édition, voire l’art – en mars 2015, une aquarelle illustrant un bouquet de fleurs du piètre peintre, devenu orateur-dictateur d’un empire prévu pour durer mille ans, a été mise aux enchères sur Internet pour 30 000 dollars –, mais également l’industrie touristique toujours en quête d’innovation et de stratégie pour engranger plus de clients et plus de recettes.

 

À Berlin, des touristes cherchent en vain le bunker du chef nazi… car il ne reste qu’un modeste panneau. Les vacanciers se contentent alors d’un « Tour du Berlin des nazis », avec les vestiges des bâtiments de cette époque noire. La bonne affaire, c’est que les touristes découvrent plus de « sites » sur la période national-socialiste en allant visiter les monuments ou musées en hommage aux victimes et résistants. Voilà déjà une bonne chose devant le risque d’une vague touristico-néo-fasciste !

 

Mais l’Allemagne post-1945 a réussi, contrairement à d’autres pays limitrophes ou non, bon gré mal gré, à entreprendre l’indispensable travail de mémoire sur leur propre histoire de toute la première partie du XXe siècle. Elle est même parvenue, à l’issue des divisions idéologiques émanant de la guerre froide, à se réunifier, à se rassembler démocratiquement.

 

En Indonésie, par exemple, le crime pour « apologie du nazisme » n’existe pas. À Bandung au cœur de l’île de Java, un café-restaurant pour le moins controversé, du nom de « Soldaten Kaffee », un temps fermé pour « incitation à la haine raciale », a rouvert officiellement en juin 2014. Le patron se défend en prétendant que son café est seulement dédié à la Seconde Guerre mondiale. On peine pourtant à le croire. Croix gammées au mur, portrait du Führer bien en vue, une salle dite d’interrogatoire… Certes, Henry Mulyana, le sulfureux patron du café nazi qui ne dit pas son nom, tente désormais d’échapper à toute nouvelle condamnation. Il a donc rajouté des portraits de Churchill et de Staline pour faire bonne mesure, tout en conservant les « souvenirs » nazis. Fin juin 2014, à l’inauguration de cette réouverture – ouvert initialement en 2011, et fermé seulement au cours de l’été 2013, après une vague d’indignation internationale – des jeunes Indonésiens ont célébré l’événement, vêtus d’uniformes militaires arborant un brassard avec une croix gammée, certains ayant posé pour des photos en jouant aux prisonniers de guerre.

 

Pour rester en Asie, les circuits autour de Mao en Chine sont légion et populaires. Mais la palme de ce « tourisme de dictature » en plein essor revient sans l’ombre d’un doute, sinon celle de Kim Il Sung, à la Corée du Nord… À Singapour, alors que fin mars 2015 s’éteignait le « Père de la Nation », l’autoritaire et paternaliste Lee Kuan Yew, une rue « Pétain » n’a jamais été débaptisée. C’est que dans la Cité du Lion, où l’on vénère tant la figure du père fondateur et bâtisseur, prenant ici des accents confucéens, concernant le lointain Pétain on gardera localement le souvenir du « vainqueur de Verdun » en oubliant celui qui a serré la main du diable à Montoire en 1940…

 

Plus près de nous, les pétainistes de 2015 – dont certains indécrottables peuplent toujours les rangs du Front national, suivis par des jeunes désoeuvrés en quête d’idéologie nauséabonde et persuadés de reprendre le flambeau de leurs réacs d’aînés – ne sont pas en reste. La France n’est plus vichyste, mais Vichy joue bêtement sur la fibre ultranationaliste en misant sur le Maréchal et son potentiel touristique. L’office du tourisme de la ville d’eau est fier de son circuit « capitale de l’État français 1940-1944 » : les visiteurs vont au Grand Casino (où les pleins pouvoirs ont été « voté » à Pétain), puis au pavillon Sévigné et au fameux Hôtel du Parc, d’où le régime collaborateur dictait ses sinistres directives. C’est un fait, tous les tourismes de mémoire ne se valent pas. Ce n’est pas encore le cas pour la France, mais Vichy, elle, prend déjà l’eau.

 

Dans la Russie autoritaire de Poutine, à l’heure où les mouvements politiques les plus extrémistes se rallient aux thèses du maître du Kremlin, Staline aussi est redevenu à la mode. Une mode populaire et populiste pour des sujets d’en empire qui rêve à nouveau de sur le devant de la scène touristique. C’est d’ailleurs le ministère du Tourisme lui grandeur aussi illusoire que passéiste.

 

En Roumanie, c’est l’épopée de Ceausescu qui revient -même qui a lancé, dès 2011, un « circuit rouge » consacré à l’itinéraire personnel du sanglant despote roumain. L’itinéraire commence à Scornicesti, le village où le Conducator a vu le jour ; il passe ensuite par la case prison de Doftana (car comme tout bon révolutionnaire qui se respecte Ceausescu a été embastillé dans les années 1930), avant de se poursuivre par la visite de « son » gigantesque et mégalomaniaque palais de Bucarest (où il a tenu son dernier discours officiel) et finir – en beauté si l’on peut dire – à Targoviste, dans la caserne sordide où le dictateur et sa femme Elena ont été exécutés sans aucune forme de procès. Émotion garantie : on peut voir l’impact des balles et même les uniformes des soldats exécuteurs… Pour vivre, le tourisme a besoin de mise en scène et, ici, le maire de la ville qui héberge ce sinistre musée-caserne voit clairement les bénéfices économiques de ce type de tourisme pour sa région.

 

L’Italie, privée ces derniers temps des affres scabreuses d’un Berlusconi, a retrouvé les traces de Mussolini afin de les mettre en tourisme. Predappio est la petite ville où Mussolini est né et enterré. La cité est récemment devenue un haut lieu du tourisme de mémoire, plutôt malsain à vrai dire, car la majorité des « pèlerins » sont des nostalgiques des chemises noires et autres fascistes en herbe. Il n’empêche que des milliers de ces touristes visitent la maison natale du dictateur italien et pas de moins de cent mille d’entre eux auraient foulé sa crypte… Logiquement, le « site » est devenu la caverne d’Ali Baba dans sa version fasciste où les marchands du temple se donnent à cœur joie, proposant aux badauds ou aux fachos des statuettes, des tasses, des matraques ou des parfums à l’effigie du Duce…

 

Qu’on le déplore ou qu’on le veuille, le tourisme et ses dérives forment un excellent indicateur pour prendre le pouls et comprendre les maux de notre société contemporaine.

 

De la quête à la conquête, le voyage rencontre parfois en chemin la guerre, ou inversement. En effet, lorsque guerres et voyages se rencontrent, le pire est toujours possible. Les grandes « découvertes », la colonisation et même la mondialisation, en sont les conséquences et les traces historiques. Les conflits de toutes sortes et l’aura funeste des dictatures ajoutent encore à la fascination morbide pour ce type de tourisme mémoriel. Le voyage guerrier devient une campagne militaire.

 

De tout temps, aller voir si l’herbe était plus verte chez son voisin a engendré un conflit, surtout si la curiosité se muait rapidement en volonté d’étendre son territoire et ensuite sa sphère d’influence…

 

À l’instar du voyage, l’aventure ne consiste pas à conquérir l’autre, mais à partir à sa rencontre ; c’est accepter le risque de changer de vie avant de changer de lieu. Plus précisément, l’aventure c’est le voyage additionné d’imprévu. Historiquement, l’aventure utilitaire et intéressée, souvent militaire et fille du XIXe siècle colonial, a fait place à l’aventure sans but sinon elle-même, fille du XXe siècle individualiste.

 

Mais le voyage organisé est également inséparable de l’idée de conquête, même pacifique, c’est-à-dire sous les traits aujourd’hui indûment innocents du tourisme de masse. Les séjours-vacances à l’étranger n’ont fait parfois que prolonger les missions militaires, les croisades d’évangélisation, et autres ingérences diplomatiques ou impérialismes économiques. A-t-on d’ailleurs déjà vu dans l’histoire une conquête qui soit réellement pacifique ?

 

La conquête de nouveaux espaces et d’horizons plus lointains s’est généralement accompagnée de campagnes militaires et de guerres d’invasion. Rapidement, le bâton du pèlerin se transforme en bâton du maréchal (tiens, Maréchal, te revoilà…).

 

Mille fois, « l’aventure militaire » a démontré ses tristes capacités à conjuguer conquête et voyage, sous les formes d’ailleurs les plus diverses. En France, jusqu’à sa suppression, le service militaire national était pour les jeunes hommes officiellement valides un voyage à la fois organisé et forcé…

 

Aujourd’hui, après le terrible double attentat de Paris, début janvier 2015, on reparle en France de remettre en selle un service militaire nouvelle version… histoire de redonner – dixit les autorités en place et les conservateurs de tout poil, pour une fois parlant presque d’une seule et même voix – des « valeurs » à des jeunes paumés qui ne voient d’autres avenir que le chômage, la misère et la peur des lendemains qui déchantent…

 

Pourtant, « service » se faisait jadis aussi sur fond de mythe de l’aventure militaire, avec son lot de batailles et d’exotisme en tout genre. Une école de la vie, peut-être, sans doute même, mais une école de l’intolérance, voire de haine de l’altérité sur fond de violence aussi. Dans Le voyage (2002), Olivier Bleys écrivait que « le voyage pour faire la guerre est sans doute le plus ingrat, le moins engageant. C’est pourtant le premier que l’homme ait entrepris de façon concertée, appliquant à ce projet barbare toutes les ressources de son intelligence ». Pas très rassurant… La permission est souvent pour le soldat l’équivalent des vacances pour le salarié. Sauf que le premier retrouve son foyer tandis que le second le quitte.

 

En temps de paix, la guerre revient dans les têtes et sur les lèvres, au moindre rappel à la mémoire. Elle hante celui qui l’a connu tout comme celui qui en a réchappé.

 

L’ancien éditeur devenu écrivain, François Maspero, dans Les abeilles et la guêpe (2002), se souvient de l’après-guerre et des vieux démons qui rôdent toujours. C’était en 1949-1950 et l’auteur n’avait pas vingt ans : « Sur la grande route rectiligne qui traversait les plaines désertes vers Châlons et la Lorraine, j’avais été pris en stop par un camionneur. Il ne s’était pas arrêté pour moi, mais pour un groupe de cyclistes allemands de mon âge qui pédalaient, chargés de sacs, suant sous le soleil d’août. Un de plus, un de moins, il m’avait fait signe de monter aussi, j’avais couru, et il avait refermé la grosse porte arrière sur l’obscurité, tout juste percée d’une veilleuse. Les vélos brinquebalaient dans la grande caisse métallique et nous nous tenions comme nous pouvions, accroupis, allongés à plat ventre, ballottés par le cahotement du camion vide sur la nationale défoncée. Une manière un peu particulière de ‘voir du pays’. Mais qu’y avait-il à voir, sur cette route ? Des champs de blé moissonnés, les premiers labours pour les betteraves de l’hiver, à perte de vue, recouvrant les champs de bataille du passé : Champaubert, Montmirail, 1814, le camp de Châlons, 1870, la Marne, 1914, et peut-être Romilly, dont le nom évoque toujours pour moi le char de la division Leclerc ainsi baptisé, que j’ai vu, brûlé avec ses occupants, un matin d’août 1944 sur l’esplanade des Invalides, tandis qu’un peu plus loin, juste à l’angle du pont Alexandre III, une énorme flaque qui n’avait pas encore entièrement séché m’avait appris qu’elle est énorme, la quantité de sang  que peut répandre un homme quand il se vide complètement ».

 

Une telle promiscuité routière permet aussi de lutter contre l’oubli en même temps que d’apprendre à mieux vivre ensemble. L’expérience de la route s’avère parfois être une école de la tolérance fort insolite, une voie de rapprochement avec les autres, les voisins, les étrangers.

 

Il n’existe pas de routes sans croisements, sans carrefours, sans rencontres, la difficulté consiste précisément à bien les négocier.

 

De nos jours, avec une Europe tentée par le repli et plongée dans le doute, il y a urgence à ne pas faire d’accident de parcours.

Voie unique, diversité politique s’abstenir, la rue Pétain,

Singapour, 2010.

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