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"Je ne suis pas un homme du jour.

Le jour, vous avez des idées cartésiennes tandis que la nuit est le royaume du songe.

Tourné vers le cosmos dans la nuit polaire, quand la banquise craque,

vous êtes comme dans la nef d'une cathédrale mouvante.

Vous percevez toute l'imagination de la matière."

Jean Malaurie à côté du bateau hydrographique soviétique, au large d'Ouélen, durant son expédition en Tchoukotka,

  août 1990 (c) Terre Humaine.

Jean Malaurie

Entretien

Selon la formule éculée, on ne présente plus Jean Malaurie, explorateur et anthropologue, auteur des Derniers rois de Thulé, fondateur et directeur de Terre Humaine (éditions Plon).

A bientôt 90 ans, il est d'une combativité hors pair.

Entretien a été réalisé à l'occasion du festival Cultures de paix 2012

à Strasbourg.













































Comment êtes-vous devenu explorateur ?



          Issu d'une famille bourgeoise et janséniste, je n'ai supporté mon enfance qu'à force de rêver sur les cartes de géographie. Voilà pourquoi j'ai un chemin de pensée difficile à classer. Je me sens très inspiré par Rousseau, plus encore par Montaigne et par la liberté de ses Essais.



          Mon principal souci est de représenter avec une grande précision ce que j'ai vu et senti, de manière à permettre au lecteur de conclure par lui-même, différemment de moi s'il le faut. Rien n'est pire que les doctes ouvrages ! Située à l'écart de tout structuralisme, de toute programmation, ma réflexion est faite d'allées et venues. Etant naturaliste de formation, je suis prudent, donc je doute. Avec les Inuits, les "êtres humains" (c'est comme cela que les Esquimaux se désignent), j'ai conclu une alliance indéfectible en m'attachant aux nervures de la terre, en observant les pierres.

          Nous avons décentré le regard, montré que la pensée sauvage est une pensée.



Expliquez-nous votre rapport au Grand Nord ?



          Le Grand Nord est avant tout mythique : on le porte en soi. Il peut être très au sud. Le Grand Nord, désert de glace, est lié pour moi à la solitude, aux idées de virilité, de violence, de dureté, et de nuit aussi.



          Je ne suis pas un homme du jour. Le jour, vous avez des idées cartésiennes tandis que la nuit est le royaume du songe. Tourné vers le cosmos dans la nuit polaire, quand la banquise craque, vous êtes comme dans la nef d'une cathédrale mouvante. Vous percevez toute l'imagination de la matière.



Vous avez évoqué les dérives de certains explorateurs.



          J'ai été résistant et clandestin durant la guerre. Je déteste les violences nationales et surtout le colonialisme. Dans une colonie, vous avez toujours le plus mauvais d'un pays : les médiocres qui veulent dominer. Si, dans Ultima Thulé, j'ai des mots durs pour Robert Peary, c'est qu'il a eu ce genre d'attitude.

Votre premier livre fut un cri de révolte contre l'installation d'une base militaire américaine en terre inuite, où vous vous trouviez comme géographe en 1951. Depuis, vous continuez à pousser des cris d'alarme.



          "Terre humaine" est une collection de combats. Contre l'université et ce vice des intellectuels français de croire que leur philosophie est la seule au monde. Contre l'Occident et son approche tout à fait erronée de l'histoire de l'humanité qui tourne autour de lui-même.



          Avec "Terre humaine", nous avons décentré le regard, montré que la pensée sauvage est une pensée. Je dois dire que la clé de ma vie se trouve dans la Résistance. Préparant Normale sup, j'ai assisté à cette démission des corps intellectuels. Je ne demandais pas qu'ils soient tous résistants, mais cette période où j'ai vu la pensée française adhérer à des idées fondées sur le mépris de l'autre parce qu'il n'est pas de la même "race" m'a donné envie de fuir. Et cette menace est toujours là, qu'il s'agisse de race ou de culture. Croire que la nôtre est supérieure, je n'ai jamais pu le supporter.



Comment analysez-vous la réussite de la collection "Terre humaine" que vous dirigez depuis bientôt soixante ans ?



          Tout simplement, je n'en fais qu'à ma tête et j'ai des lecteurs obstinés, qui m'accordent leur confiance. Un éditeur qui se borne à obéir aux diktats du marché, à courir après l'opinion, à publier parce qu'il faut publier, est nécessairement foutu, croyez-moi ! J'ai la conviction qu'un livre marchera tôt ou tard et jusqu'à présent je n'ai pas été déçu. Voyez Les Immémoriaux de Victor Segalen, consacré aux derniers païens des îles de Polynésie. Il a fallu vingt ans pour qu'il trouve un public.



Vous aviez donc une idée précise de ce que vous souhaitiez faire ?



          Ce qui me déplaît, c'est le ton universitaire, la prétention, la certitude. Mais cela ne signifie pas que ma collection soit vouée aux écrivains-voyageurs. Je laisse ce créneau à Michel Le Bris qui d'ailleurs s'en tire merveilleusement. La personnalité a beaucoup d'importance pour moi, mais elle n'est pas seule à entrer en ligne de compte. J'aime qu'un livre décrive une société, développe une recherche intellectuelle sur toute une population. En même temps, considérer "Terre humaine" comme une collection ethnologique, c'est abusif. A tout le moins pourrait-on parler d'anthropologie narrative. Finalement j'aime bien le mot "exploration".



          Ecrivain comme Zola, curé de campagne, instituteur, émigré libanais, paysanne japonaise ou agronome décidé à mettre en accusation la Banque mondiale qui ruine l'Afrique, tous mes auteurs ont la vertu de faire découvrir des choses auxquelles personne ne pensait. Ils témoignent au sens le plus fort.



Cette collection peut paraître indissociable de votre nom.

          Il se peut qu'elle disparaisse si je ne m'en occupe plus. Je n'en sais rien. Son histoire me prouve que dans l'avenir, les ouvrages que je programme alterneront toujours avec les bonnes surprises. De toute façon, j'ai l'habitude de faire écrire autrement les tempéraments en apparence les plus rebelles au témoignage. Prenez Lévi-Strauss. J'avais en main sa thèse. D'un côté un texte universitaire, de l'autre des photos esthétiques. Je me suis dit : "Il y a deux hommes en lui" et je lui ai commandé un journal de voyage.



          Parfois, il m'a fallu des années de contacts pour obtenir un livre. Eric de Rosny, le jésuite français auteur des Yeux de ma chèvre, avait été initié au Cameroun par les Maîtres de la nuit, les guérisseurs du Douala. Sur mon insistance, il a fini par raconter minutieusement son histoire.



Notre civilisation court-elle au désastre ?



          Avec le nazisme et le stalinisme, nous avons connu un totalitarisme écrasant les minorités.



          Aujourd'hui, je suis résolument contre la mondialisation qui ne nous promet que l'instauration d'un régime de plus en plus maffieux, où il n'y en aura plus que pour l'argent, l'opposition politique ayant été insidieusement écartée. La démission est générale : qui ne publiera pas en langue anglaise n'existera pas sur le plan scientifique.



          Les Inuit m'ont enseigné la liberté. Ce qui les maintient debout, ces gens quelquefois si cruels, c'est tout à la fois le panthéisme, l'esprit messianique, la fringale de sacré et la peur des morts. Le christianisme n'est pas derrière mais devant nous : nous devons l'inventer.

          Les Inuit tirent leur énergie spirituelle du monde où ils vivent.



Que vous ont enseigné les peuples du Nord ?



          D'abord une spiritualité ! Il faut voir ce site sacré de l'allée des Baleines, dont j'ai demandé qu'elle soit classée au patrimoine de l'humanité. Ces hommes dits primitifs ont toutes sortes de règles qui les maintiennent en équilibre avec la nature, si rude autour d'eux, alors que nous sommes devenus fous, guidés par ce mal qui s'appelle l'argent.



         Le développement n'est pas une mauvaise chose, mais à condition de le considérer comme une écologie humaine, en relation avec le sol et les cultures immémoriales. Ces hommes ont tous les atouts, la richesse, et on va en faire des Suisses, avec des actions !



          Après la ruée vers l'Ouest, voici la ruée vers le Grand Nord, son pétrole, ses minerais. C'est la terre mère qu'on va faire disparaître. Et personne ne se soucie des hommes qui paraissent en arrière de l'Histoire, car ils ont peur. Le développement trop rapide dans l'Arctique, et ailleurs, détruit les savoirs anciens, conduit les hommes à l'alcool et au suicide.



          Nous avons une écologie à inventer, la leur est sacrée, et si l'écologie n'a pas cette dimension spirituelle, personne n'y adhérera.

          Ces peuples, dans leur approche animiste, ont compris que la nature est le tout. Le monde a besoin des peuples premiers, de ce nouveau souffle pour une spiritualité de la nature.




Propos recueillis par Joël Isselé (mai 2012)





​Entretien publié initialement dans la revue L'autre voie n°9.

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