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Vu, lu et (dés)approuvé | mars 2014 

Une chronique mensuelle de Franck Michel

Tortel, étape amicale au bout du monde

 

 

 

 

 

 

 

« Un voyage mène presque toujours quelque part aux limites de l’abandon, jusqu’à un endroit où rien ne paraît familier, dont on ignore totalement le passé et la manière de vivre »

 

Roger Willemsen, Les bouts du monde, 2012

 

 

 

« Hola ! ». Bienvenue à Tortel, ce joli coin enclavé, entre mer et glace, au sud de la Patagonie chilienne. Ici, on se salue encore. C'est qu'on se trouve très loin de Santiago et même de Coyhaique, la capitale régionale. Les tapes fraternelles et autres embrassades interminables rythment un temps à échelle humaine où la précipitation n'a pas sa place.

Quant aux précipitations, au pluriel, elles sont par contre importantes : Tortel est un lieu pluvieux et nuageux, bien plus qu'au nord de la région et surtout à l'intérieur des terres. Concernant la place, ce n'est pas ce qui manque à Tortel : l'espace est aussi large que les pluies diluviennes et la démographie réduite... Mais la situation touristique est en train de tout bouleverser dans ce site exceptionnel et reculé : si le temps climatique reste identique, la notion du temps est en train de changer drastiquement. Ainsi, les visiteurs désormais se pressent dans ce lieu jusqu'à peu sans stress. Le calme n'est plus qu'apparent.

En 2013, environ 10 000 touristes sont passés, soit 4 000 de plus qu'en 2012 ! Une telle augmentation n'est pas sans conséquences sur les modes de vie locaux — sur l'atmosphère villageoise. Le « hola », rite de salutation en usage, est lui-même en sursis. Si l'entraide communautaire et l'hospitalité offerte aux visiteurs demeurent de mise, le futur s'annonce plus sombre quant à la gestion de la commune et surtout de son absence de réelle politique touristique. C'est qu'ici on considère en haut lieu communal qu'il y a déjà assez de touristes, alors, SVP, pas trop de promotion officielle !

 

Une cité lacustre (estuarienne) du début de la fin du monde

 

Autrefois territoire des nomades Kaweskar (également appelés – mais péjorativement – les Alakaluf), depuis belle lurette décimés, c'est en 1888 que la zone littorale de Tortel est définitivement placée dans le giron de l'Etat chilien, par un certain Adolfo Rodriguez, un militaire qui voit grand (une farouche tradition dans ces confins du Far South qu'il s'agit toujours de conquérir puis de civiliser, évidemment une tache qu'il ne faudrait jamais confier à des énergumènes en uniforme mais c'est là une autre histoire.) Aujourd'hui, sur la place « centrale » trônent des bustes de généraux et d'amiraux qui ont laissé ici des traces de leur passage (même si on y voit également ceux de O’Higgins ou de Prat… qui ne sont pas venus à Tortel).

 

Fondé en 1955, enclavé dans l'embouchure de la rivière Baker, intégré à la province de Capitan Prat, Tortel est un petit port qui vit principalement du bois et non de la pêche, une singularité notoire le long de la côte sud du Chili. Le village est construit sur des rochers donnant sur une baie protégée. Protégée des vagues du lointain large et non pas des dégâts irréversibles sur l'environnement. Certes, cet aspect de vrai-faux village lacustre confère un charme incomparable au petit port. Il est cependant situé dans une zone difficile d'accès en bordure de mer, confrontée à de graves problèmes de pollution marine. La gestion des déchets constitue actuellement le principal souci de la municipalité et des habitants. Aucune solution miracle n'existe et il importe d'agir vite, notamment car les visiteurs continuent d'affluer.

 

Le hameau lacustre, aussi pittoresque qu'esthétique, s'étend sur plusieurs niveaux où les passerelles de planches et les escaliers en bois local ont depuis toujours remplacé les rues. Tortel est également un joyau architectural spécifique dont les habitants – les « Tortelinos » – sont particulièrement fiers. Ce patrimoine « urbain » unique en son genre a valu à Tortel le sort plutôt envié (même si beaucoup d’autochtones ne partagent pas cet avis !) d'être déclaré « zone typique » en 2001. Loger à Tortel permet de s'immiscer davantage au cœur de la vie des habitants, de se mêler à la réalité sociale locale. Après avoir éclusé quelques bières avec les bûcherons du coin dans l'une des rares gargotes ouvertes le soir, c'est une expérience originale voire périlleuse que celle de gambader sur les passerelles pendant la nuit…

Tortel est un port singulier, qui vit du bois et non de la pêche, comme l'atteste cette sculpture réalisée par de jeunes artistes locaux, où l'on voit un bûcheron au travail. L'exploitation forestière connaît une vieille et parfois tragique histoire dans ce bout du monde..

Dans Besoin d’îles (Stock, 2009), le géographe Louis Brigand note que « Tortel, c’est un univers à part : une île de bois au cœur d’un archipel de verdure. Le seul endroit que je connaisse où il est totalement impossible de circuler en voiture ». Cette absence de bagnole impose un rythme plus humain et façonne la marque de fabrique du site. Comme le souligne le Louis Brigand, la petite ville de Tortel a été créée grâce au concours de deux éléments fondamentaux : le commerce du bois de cyprès et le rôle de l’armée dans le peuplement de la région. Mais à Tortel, coincée autant au bout de la route australe qu’au bout du monde, ce sont en fait toutes les communications qui sont difficiles, qu’elles soient routières, informatiques ou téléphoniques.

 

En 2009, « on ne peut pas parler d’économie touristique », et Louis Brigand ne recense à ce moment aucun marchand de souvenirs et relève que « ce n’est pas encore une destination touristique, on n’y trouve qu’un seul restaurant, El Mirador ». Pourtant, déjà, le secteur touristique pointe le bout de son nez : « chacun imagine l’arrivée éventuelle des visiteurs comme eldorado potentiel. On construit des cabanas, on envisage des produits touristiques : découverte des îles, navigation dans les canaux, randonnée à cheval, excursions en mer, approche des glaciers… » A cette époque – comme aujourd’hui ? – Louis Brigand estime que « la menace – ou le salut – est peut-être ailleurs. Il est question de construction de quatre barrages hydroélectriques dans les rivières Baker et Pascua, à quelques kilomètres de là ».

 

Au printemps 2014, la menace de la construction des barrages était encore réelle, mais en juin de cette même année, Michelle Bachelet, la nouvelle présidente arrivée aux affaires, a mis fin à cette aventure technologique hasardeuse. Bravo. La mobilisation a abouti à un résultat positif et les manifestions des opposants au mégaprojet ont finalement bien payé. La preuve qu’il sert toujours de se battre, de combattre, de contester. Ce n’est jamais le moment de lâcher prise.

 

A l’instar des barrages, le tourisme aussi, à Tortel ou plus au nord dans l’ensemble de la région, se développe plus rapidement qu’il ne s’organise. Les barrages d’un côté, les touristes de l’autre, les Tortelinos – inquiets devant cette ingérence prédatrice mais perçue comme étant inévitable – semblent cernés par une certaine vision pour le moins dominante du développement. Si les conséquences économiques ne sont pas véritablement en cause, il n’en est pas de même pour les conséquences sociales et, dans une moindre mesure, culturelles. Plus sournoise, la question touristique ne se résoudra pas dans les cortèges des manifs mais par le biais d’une gestion plus équitable, plus alternative aussi, de la politique touristique à l’œuvre en Patagonie chilienne. En bonne concertation avec tous les acteurs locaux.

 

Bitumer entièrement la piste reliant Coyhaique à Tortel et créer des emplois temporaires ou saisonniers ne modifieront guère la donne pour les autochtones. Ils considèrent que leur identité, de Patagons / Patagoniens en général, de Tortelinos en particulier, vacille sur un socle de plus en plus fragile. Ici aussi la mondialisation fait plus peur que rêver. La coulée d’asphalte ne fait qu’accélérer le processus de désenchantement.

 

Tortel est surtout une terre d'histoire, celle de quelques aventuriers intrépides au grand courage mais au petit cœur (de Hans Steffen en 1897 à Augusto Grosse en 1940, en passant par Lucas Bridges dans les années 1920), celle surtout des pionniers venus d'ailleurs puis descendus du nord du pays. L'ouverture de la route australe, son prolongement décisif en 2003 jusqu'à Tortel modifie à jamais la configuration de la cité. Pourtant son parking demeure en haut du « site », et les visiteurs ou les autochtones doivent, hier comme aujourd'hui, emprunter les voies en bois de cyprès qui font office ici de rues. Tortel est idéalement situé entre les deux grands champs de glace chiliens (nord et sud). Ceux du Campo de Hielo Sur fixent « naturellement » les limites géographiques et administratives entre la XIe et la XIIe région du pays (celles respectivement d'Aysen et de Magellan).

 

Tortel, un drôle de nom ? Maria-Paz Hargreaves, gestionnaire du Entre Hielos, le plus bel hôtel du site, m'a raconté une histoire plutôt singulière sur l'origine du nom de ce port qui regarde plus vers la forêt que vers l'océan : « Un Français, Juan José Tortel, né en 1763 à Toulon, a intégré en 1813 la marine chilienne. Il fut engagé en qualité de premier mercenaire franco-chilien ! Il travaillait sous les ordres de l'amiral Cochrane pour protéger le sud du Chili des Espagnols royalistes (venant du Pérou ou d'Europe) et d'autres Européens qui avaient des vues sur cette zone du monde. Récemment, Alain, le petit-petit fils de Juan José Tortel a séjourné dans notre lodge Entre Hielos... en janvier 2014. C'est en 1955 que la marine chilienne a décidé de donner le nom de Tortel au village. Voilà l'histoire du nom ». 

 

Décidément, et ce n'est pas forcément de l'histoire ancienne, les Français vont même jusqu'au bout du monde… A partir de Tortel, les visiteurs plus ou moins fortunés et organisés pourront découvrir en bateau local les glaciers Steffen (au nord) et Jorge Montt (au sud). Les touristes de cette région fabuleuse et retirée varient fortement. Ainsi, des Occidentaux et des Chiliens plutôt aisés partent admirer les glaciers lors d'excursions toujours plus courtes grâce à des bateaux plus rapides et sophistiqués. Désargentés, des routards du monde entier, qu'ils viennent de Santiago (les mochilerios urbains y voient une terre de refuge loin du bruit et des bottes de la capitale), de Tel Aviv (les backpackers israéliens y voient une autre terre promise... après l'épreuve patriotique du service militaire), ou encore de Berlin ou de Paris (les auto-stoppeurs ou les cyclistes y voient un moyen de vivre leur propre expérience « Into the Wild »), traînent dans la cité bâtie sur pilotis en tentant de capter eux aussi une part du mythe de la Patagonie extrême. Le défi futur de Tortel sera à coup sûr de parvenir à faire face à cette déferlante touristique de tout type.

 

Spécialiste de la Patagonie, Philippe Grenier notait vers 2000, à propos de Tortel, que le « tourisme naturel » se méritait à cette époque où la route ne parvenait pas jusqu'au petit port. Alors encore au bout du monde plutôt qu'au bout de la route, Tortel était assez inaccessible. Il fallait du temps ou de l'argent, et souvent les deux à la fois : « on peut alors s'offrir le vol Coyhaique-Tortel aller-retour dans la journée – 800 dollars en 1999 – (…). Peu nombreux sont les touristes abordant la Patagonie qui disposent de ce temps ou de cet argent, l'offre touristique s'adapte donc à ces limitations en proposant les quelques hauts lieux évoqués ci-dessus ou des concentrés coûteux d'une wilderness déjà falsifiée ». A cette époque aussi, si l'on souhaitait sortir des sentiers battus, il fallait « être prêt à affronter le pire », rappelle Philippe Grenier dans Des tyrannosaures dans le paradis (L'Atalante, 2003).

 

En quinze ans, Tortel a changé, la mode de la Patagonie s'est propagée et la route s'est prolongée. Les sentiers battus gagnent du terrain. Même si la Patagonie chilienne reste indéniablement l'un des derniers lieux de refuge, d'exploration, d'aventure, bref de wilderness. Il faut simplement aller au-delà de la route, plus loin des dernières maisons, plus loin des itinéraires fléchés et plus loin de tous les circuits déjà existants. Tortel est sorti du bois, ce qui n'est pas rien pour un village qui en vit depuis toujours. Le tourisme devient prédominant dans la localité. Demain, en se rendant à un « festival traditionnel du bois » (dont le premier du genre est prévu au second semestre 2014, une « fiesta costumbrista » axée sur la vie locale autour du bois et des forêts), les visiteurs ne rencontreront peut-être plus des bûcherons mais des prestataires de divers services touristiques... Ainsi va le monde. A Tortel comme ailleurs.

 

La petite cité construite sur pilotis a été créée administrativement en 1980, la commune s'étend sur environ 21 000 km2 et ne comptait, selon un recensement datant de 1992, que 448 habitants, une faible densité qui n'empêche pas hélas le fait que près de 80% de la population locale soit considérée comme « pauvre ». En 1982, on ne comptabilisait que 292 habitants, rappelle Louis Brigand : la densité n’est alors que de 0,02 habitants au kilomètre carré, pas de quoi attiser les foules. Un autre géographe, Philippe Grenier, note que lors du recensement de 2002, sur les 507 habitants recensés, on comptait 322 hommes pour seulement 185 femmes, un ratio assez inquiétant pour l'avenir. Les recensements récents, certes fantaisistes, avancent des chiffres voisins (507, 509, 480, 531 habitants...), ce qui tendrait à démontrer que la petite ville ne connaît guère d'explosion démographique, à l'exception du flux saisonnier de visiteurs. Car la haute saison touristique ne dure que trois mois au maximum (décembre, janvier et février). L'exode rural des jeunes est à peine compensé par le maintien d'un artisanat du bois et l'arrivée de quelques nouveaux arrivants... qui souvent souhaitent vivre d'une manière ou d'une autre des rentes d'un tourisme prometteur.

 

Car l'attrait de Tortel s'est affirmé depuis une décennie grâce à l'ouverture de la route de tous les défis. La route de tous les dangers ? Certains le pensent, d'autres préfèrent investir... A l'échelle locale, la révolution des transports remonte à 2003, autrement dit hier, date fatidique où la route australe parvient jusqu'à ce port oublié. Avant cette date, voyageurs et autochtones devaient embarquer sur un modeste rafiot à Puerto Vagabundo – le nom de la localité lui-même est déjà plein de sens – et redescendre le Rio Baker. Une rivière au débit puissant aujourd'hui en sursis en raison des mégaprojets de barrages hydrauliques qui défigureront à jamais les paysages patagons. Tortel est divisé en cinq secteurs (Rincon Alto, Rincon Bajo, Base, Playa Ancha, Junquillo). En raison de l'arrivée de la route, les deux secteurs Rincon bénéficient d'un développement plus important au détriment des secteurs plus reculés de Playa Ancha et surtout de Junquillo, en passe d'être oubliés.

 

En franchissant ce qui deviendra son détroit, le navigateur Magellan est bien passé dans cette région dès 1520 mais les nomades Kaweskar furent sans doute les premiers « habitants » du site. Aujourd'hui disparus ou plutôt « ethnocidés » par les pêcheurs et marins espagnols, français, italiens, basques et par les missionnaires européens (les derniers Kaweskar ont sans doute disparu, selon Joseph Emperaire, vers 1950, les dernières familles étant concentrées à Puerto Eden en 1945 ; hormis l’essai d’exploitation des ressources par les sociétés agricoles en 1903-1906, aucun colon ne serait venu à Tortel avant 1940 ou 1950) puis par leurs descendants, ceux qui partaient en quête d'une fantasmagorique « Cité des Césars », c'est même leur passage qui semble avoir été effacé de la mémoire collective. Comme me le disait un batelier du cru : « Si quelqu'un ici est clair de peau ou un peu blond on lui demande d'où viennent ses ancêtres, s'il a la peau plus sombre et les cheveux bien noirs alors personne ne va jamais lui demander ses origines… ». Un tabou qui perdure. Et un tabou peut en cacher un autre. Celui de la mémoire de l'île des morts. Tout le monde connaît des bribes de cette histoire tragique vieille d'un siècle mais nul ne souhaite véritablement soulever le couvercle de l'histoire des trépassés oubliés.

 

L'île des morts ou la mémoire occultée

 

A proximité de Tortel, l'île des morts rappelle une histoire douloureuse. On l'atteint à l'aide d'une modeste embarcation guidée par l'un des bateliers du coin. D'emblée, le lieu paraît nimbé de mystère, même si l’on découvre en accostant un chemin bien tracé et une pancarte mentionnant le site comme étant un « monument historique national ». Des tombes sommaires surmontées de croix en bois sont livrées à la végétation luxuriante qui semble avoir repris possession de ce lieu hanté par une histoire qui n'est pas encore entièrement clarifiée. Si effectivement, à ce jour, les contours en demeurent flous, l'histoire du site est éminemment digne d'intérêt pour tout visiteur, qu'il soit féru ou non de mémoire nationale. Il s'agit d'un fait divers tragique survenu en 1906, des employés de la filière bois sans doute délibérément abandonnés par des entrepreneurs en difficulté financière, et dont la plupart mourront de maladie, d'isolement, de faim ou de froid... et de nourriture empoisonnée ou avariée notamment. L'histoire exacte des faits est en cours d'analyse mais il ne sera pas facile d'élucider tous les points, par manque d'archives et d'informations fiables.

 

Des scientifiques européens comme, entre 1888 et 1902, l'Allemand Hans Steffen, passent dans ce secteur, puis bien après lui, au début du XXe siècle, un certain Lucas Bridges, auteur au demeurant d'un extraordinaire récit, titré Aux confins de la terre (1947, rééditions 2013). Ce dernier joua notamment un rôle important dans le développement de l'élevage dans le secteur. Mais ce sont surtout des colons et des concessions qui vont s'installer en tentant d'occuper la terre et surtout d'exploiter les ressources forestières.

 

Dès 1903, voici venu le temps de la société des exploitants du Baker, avec le lot d'entrepreneurs plus ou moins véreux (Braun, Subercaseaux, etc.) qui exploiteront ou plutôt pilleront dans tous les sens du terme ce « Far South » chilien. Toujours est-il que, sur l'île des morts, 59 travailleurs morts ont été identifiés (tous sont des bûcherons la plupart originaires de l'île de Chiloé ; les employés morts seraient de 76 à 120, un chiffre total évidemment difficile à préciser, en dépit des riches et récentes analyses réalisées par l'équipe réunie autour de l'anthropologue Mauricio Osorio), donc « abandonnés » en 1906 par leurs entrepreneurs, restés plus au sud à Punta Arenas. Au total, un peu plus de 200 travailleurs devaient attendre la relève (après six mois de présence) mais ils ne partiront pas... et 59 d'entre eux (au moins) périront suite à un empoisonnement dû notamment aux aliments laissés par l'explorateur et géographe Hans Steffen (mais aucune volonté délibérée d'empoisonner de sa part, au contraire il souhaitait plutôt aider lors de son passage à la fin du XIXe siècle, mais avec le temps la nourriture était tout simplement avariée ou périmée). Par contre, l'employeur, alors en pleine crise économique, semble avoir abandonné volontairement les travailleurs à leur sort, en les « oubliant » et du même coup en oubliant également de les payer. Un moyen cynique peut-être de se refaire une santé économique...

 

Cette « île des morts », qui porte bien son nom, et qui intrigue nombre de voyageurs à Tortel, représente avec ses fragiles tombes l'ultime mémoire de cette tragédie industrielle, déjà liée à un capitalisme prédateur qui fera – et continue toujours de faire – autant de dégâts au Chili, et dans les Amériques en général.

 

Aujourd'hui, alors qu’un nouveau gouvernement occupe les rênes du pays, les batailles autour des mines, des barrages, du bois, de la constitution, de la santé et de l'éducation, et surtout autour de la question de l'eau (comment un pays dit démocratique peut-il se satisfaire d'une privatisation de l'eau ?), continuent de faire rage dans l'ensemble du pays.

 

Le général est parti mais pas forcément toutes ses idées. Et la Patagonie n'est pas seulement le « grand perdant » du Chili aux yeux des Chicago Boys (ancienne version casquée et nouvelle version édulcorée) qui ont placé le Chili sous la coupe réglée d'un néolibéralisme aussi radical que prédateur, il est surtout le grand oublié de la capitale Santiago, du Chili central, et d'un Etat-nation précisément centralisé. En dépit d'une récente mais illusoire politique de régionalisation.

 

Dans une telle configuration, comme le suggère Philippe Grenier, la Patagonie est également le « cancre » du Chili tandis que ce dernier représente le bon élève du FMI et de ses annexes. C'est aussi pour toutes ces raisons d'un passé qui ne passe pas, d'un autoritarisme toujours aux abois et d'un capitalisme plus prédateur que jamais, qu'il importerait – pour la mémoire collective – d'apposer une plaque commémorative comprenant les noms des 59 employés morts en 1906, victimes délaissées et donc tuées par la folie du marché qui n'a jamais été autre chose que la folie meurtrière de certains hommes trop avides de posséder plus pour en déposséder d'autres.

 

Philippe Grenier résume assez bien l'impertinence du modèle économique chilien : « Dans le cadre d'un système de pensée intériorisé et mis en œuvre au Chili depuis trente ans [aujourd'hui quarante ans !], qui pose que tout n'existe que pour être vendu ou acheté, la Patagonie est à vendre à ceux qui peuvent se l'offrir, pour qu'ils en fassent ce qu'ils en veulent ». C'est aussi ce qui explique ces phrases si couramment entendues au détour d'un glacier, d'un fjord ou de la route australe : « Celui qui a de l'argent est celui qui gagne et aussi celui qui a raison ». Simple et direct. Un dicton chilien, particulièrement révélateur et d’actualité en Patagonie, précise dans le même ordre d’idée que « celui qui a de l’argent tient la poêle par la main ». Jolie métaphore bien cuisinée.

 

Les responsables économiques mais aussi politiques ont tellement bien compris et assumé la formule qu'ils en usent et abusent à foison. Difficile dans un tel contexte ultralibéral de renverser la tendance tellement ancrée dans les consciences collectives (gangrénées par un individualisme triomphant) et par conséquent il est aussi délicat voire hypothétique de penser sereinement l'avenir.

 

Au final, deux types d’abandon coexistent : le premier est destructeur et économique, symbolisé par un patron qui oublie cyniquement ses employés d’ici, c’était en 1906 ; le second est constructif et culturel, caractérisé par ces voyageurs en quête d’oubli de soi pour mieux trouver l’autre ailleurs. Roger Willemsen, arpenteur des bouts du monde, cité au début de cette chronique, considère qu’à « chaque voyage, on est traversé par cette humeur où l’envie d’abandonner domine. On n’est encore arrivé nulle part que l’on ne voudrait arriver nulle part. On veut être loin, déraciné, sans patrie ». Deux mondes au bout du compte.

 

Mais, sans prétendre ici renverser la vapeur d'un coup de baguette magique, terminons sur une touche lente et positive avec cette évocation de Tortel, son port, son bois et son histoire, en citant cette maxime qui revient souvent dans la bouche des Patagons rencontrés dans cette région : « en Patagonie, celui qui se dépêche perd son temps ».

 

A méditer avant de s'y rendre.

 

 

 

(chronique réactualisée à l'automne 2014)

 

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