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Vu, lu et (dés)approuvé | septembre 2014 

Une chronique mensuelle de Franck Michel

Montevideo, lieu capital d’un pays révolutionnaire  

« L’Uruguayen José Artigas avait été, jusqu’à sa chute et son exil,

le plus lucide des caudillos qui dirigèrent la lutte des masses nationales contre les marchands et les propriétaires terriens

liés au marché mondial. »

 

Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, 1971

Au centre de la place de l’Indépendance trône la statue de José Artigas, héros continental et libérateur national, tandis qu’à l’arrière on aperçoit l’impressionnante architecture éclectique du Palacio Salvo (années 1920).

En rendant ainsi hommage au principal héros de son pays, José Artigas, l’écrivain Eduardo Galeano entend également souligner la permanence des luttes politiques et sociales qui ont alimenté l’histoire trop douloureuse de l’Uruguay, un pays trop petit, coincé entre deux pays trop grands, le Brésil et l’Argentine. On le sait, la géographie ça sert aussi à faire la guerre, surtout quand l’histoire s’en mêle.

 

José Artigas fut considéré comme un bandit avant d’être porté dans les nues. Aujourd’hui, sur la place de l’Indépendance, sur laquelle donne le bureau du président José Mujica, digne continuateur de son glorieux prédécesseur, se dresse une gigantesque statue équestre du héros uruguayen, mais avant tout latino-américain, à l’instar de Bolivar ou de San Martin. Une crique souterraine plutôt grandiose, et même pompeuse, conduit le visiteur vers un espace mémoriel entièrement dédié à l’histoire nationale et à la figure tutélaire de José Artigas.

 

Artigas est sorti de l’oubli comme Mujica des geôles, et les deux José partagent bien des points sinon des destins communs en dépit du changement de style, de ton et surtout d’époque : « L’Amérique latine naquit avec l’aspect d’un territoire unique dans l’imagination et l’espérance de Simon Bolivar, de José Artigas et de San Martin, mais elle est déjà fissurée par les déformations de base du système colonial. Les oligarchies portuaires, grâce au libre-échange, consolidèrent cette structure de fragmentation qui était leur source de profit », écrit Eduardo Galeano.

 

Le capitalisme européen et l’impérialisme nord-américain, à la suite du colonialisme hispanique, sont venus parachever le pillage du continent latino-américain. Dans ce contexte de lutte inégale, entre la victoire et la mort, l’alternative ultime fut souvent l’exil. Artigas est mort en exil, Mujica est revenu d’exil… et Galeano y a longtemps vécu !

 

De nos jours, soit près de 45 ans après la parution de son manifeste pour un continent délaissé et broyé par l’histoire – on se souvient de Hugo Chavez offrant un exemplaire des Veines ouvertes de l’Amérique latine au président étasunien Barack Obama – Eduardo Galeano peut à nouveau circuler de pays en pays, et l’espoir de lendemains qui chantent est réel même s’il est loin d’être révolutionnaire. Le continent sud-américain est debout et l’Amérique centrale est en train de se lever.

 

À l’époque, l’écrivain terminait son livre par ce paragraphe : « La pourriture qu’il faut jeter au fond de la mer, sur le chemin de la reconstruction de l’Amérique latine, est considérable. Les dépossédés, les humiliés, les maudits ont, eux, cette tâche entre leurs mains. La cause nationale latino-américaine est, avant tout, une cause sociale : pour que l’Amérique latine puisse renaître, il faudra qu’elle commence à renverser ses maîtres, pays par pays. Des temps s’ouvrent, de rébellion et de changement. Certains croient que le destin repose sur le genou des dieux, mais la vérité est qu’il travaille, comme un défi brûlant, dans les consciences des hommes ».

 

En 2014, une partie importante du chemin qui mène à cette reconstruction annoncée a été entamée, plutôt efficacement, mais à la vue des inégalités persistantes à l’échelle du continent, la route du bonheur pour tous est encore longue et semée d’embûches.

Le bâtiment présidentiel donnant sur la place de l’Indépendance où José Mujica possède son bureau… Ici on voit devant l’immeuble les drapeaux flotter le jour de la fête nationale : le 18 juillet. Le monument commémoratif – et souterrain – construit en l’honneur de José Artigas fait davantage penser à un lieu de dévotion qu’un lieu de mémoire, le silence et le respect sont de rigueur…

Dans l’édition française de 1979 de ce livre-culte, paru dans la collection « Terre Humaine » dirigée par Jean Malaurie, Eduardo Galeano a réactualisé certains points abordés et a souligné l’accueil fait à l’ouvrage, notamment en Amérique latine, précisant que « les commentaires les plus favorables ne vinrent pas de tel ou tel critique prestigieux, mais des dictatures militaires qui le célébrèrent… en l’interdisant ». En effet, son livre et ses idées inquiètent les castes et les généraux au pouvoir : « Les Veines ouvertes ne peuvent circuler dans mon pays, l’Uruguay, ni au Chili, et les autorités argentines l’ont dénoncé à la télévision et dans la presse comme un instrument de corruption pour la jeunesse ».

 

Aujourd’hui, face à l’ouverture du continent, mais aussi devant une jeunesse inquiète des affres du néolibéralisme actuel et qui interroge enfin l’histoire contemporaine souvent tragique de leur nation respective, les trois pays cités dans cette citation regorgent de librairies dont les devantures mettent en avant le livre le plus connu d’Eduardo Galeano… même si celui-ci date de près d’un demi-siècle ! Il y a des combats qui ne meurent jamais. Il y a également des situations scandaleuses qui perdurent. Il y a enfin des lectures anciennes qui alimenteront toujours la réflexion sur les luttes présentes.

 

« En Uruguay, la torture est une forme habituelle d’interrogatoire : n’importe qui peut en être victime, et pas seulement les suspects ou les individus coupables d’actes d’opposition. Ainsi la panique de la torture se répand parmi les citoyens, comme un gaz paralysant qui envahit chaque maison et s’insinue dans le cœur de chacun. (…) En Uruguay, ne pas dénoncer son prochain est un délit. En entrant à l’université, les étudiants jurent par écrit de dénoncer toute personne s’adonnant dans le campus à "toute activité étrangère à l’étude". L’étudiant partage la responsabilité de tout ce qui se passe en sa présence.

 

Dans ce projet d’une société de somnambules, chaque citoyen doit être son propre flic et celui des autres. Néanmoins, le système, à juste titre, se méfie. On compte cent mille policiers et soldats en Uruguay, mais aussi cent mille indicateurs. Les espions travaillent dans les rues et dans les cafés, dans les autobus, les usines et les lycées, dans les bureaux et à l’université. Celui qui se plaint à voix haute de la cherté ou de la dureté de la vie se retrouve en prison : il a commis ‘un attentat contre la valeur morale des forces armées’, et le paie de trois à six ans de détention ». 

 

À la lecture de cette longue et sordide description, extraite également des Veines ouvertes, on mesure mieux tout le chemin parcouru entre les années 1960 et les années 2010… Un pays, c’est comme un train, il peut en cacher un autre. Mais ce sombre tableau de l’époque des généraux ne nous informe pas seulement sur le passé de l’Uruguay, il nous alerte aussi sur les menaces bien réelles qui planent actuellement sur nos démocraties, européennes, en déclin. En panne.

À Montevideo, en 2014, les livres d’Eduardo Galeano ne sont plus interdits. Les exemplaires de ses travaux, publiés sur place, se trouvent à la pelle et se placent sur des piles dans les nombreuses librairies de la capitale.

Montevideo, une capitale très européenne

 

Montevideo ? Rien à voir avec un quelconque monteur de vidéos, c’est sûr, mais d’où vient donc ce nom ? Deux étymologies semblent expliciter le terme. La première opte pour le portugais « Monte vide eu », ce qui signifie « je vois une montagne ». La seconde s’oriente vers des colons espagnols qui auraient baptisé le lieu « Monte VI de Este a Oeste », soit « le sixième mont d'est en ouest ». Une affaire de montagnes serait à l’origine de l’appellation. En fait, le nom original et complet est « San Felipe y Santiago de Montevideo ». Mais personne ne va se compliquer la vie.

Les murs de la ville témoignent de la vie sociale et donnent le pouls des habitants. 

Fondée par les Espagnols, guidés par la croix et le gain, et accessoirement par le capitaine et gouverneur Bruno Mauricio de Zabala au cours des années 1724-1730 (officiellement en 1726), la ville de Montevideo voit son développement croître grâce à l’arrivée des migrants venus non seulement de la cité voisine de Buenos Aires, mais également des lointaines îles Canaries. Avant cela, les Espagnols avaient bâti la cité afin d’enrayer l’avancée des troupes portugaises qui, au siècle précédent, avaient déjà pris malicieusement de l’avance en fondant Colonia del Sacramento (sur un territoire en principe attribué à la couronne espagnole en vertu du Traité de Tordesillas de 1494). 

 

À l’origine, la ville était formée d’une citadelle et entourée de murs et de portes, à l’instar de celle que l’on peut encore voir de nos jours et qui débouche sur la place de l’Indépendance. Pendant quatre cents ans, de la conquête du Nouveau Monde aux indépendances des nations latino-américaines, les Espagnols et les Portugais n’auront cessé de se faire la course pour savoir lesquels auront récupéré/pillé le plus de terres… Des terres volées aux Amérindiens, mais, cela, ils s’en contrefoutent et tombent pour une fois d’accord sur le fond : si j’y suis et bien j’y reste ! En attendant de développer les territoires conquis, sur des critères douteux de civilisation, d’ordre et de progrès…

La légalisation du cannabis a fait de l’Uruguay un pays pionnier en matière de législation des drogues douces. Plusieurs pays et régions du globe tentent ces derniers temps de s’inspirer de cet expérience et exemple.

Montevideo fut également l’objet de cette course de vitesse hispanique. Mais tout a une fin y compris le colonialisme et l’impérialisme. En mai 1814, la ville est assiégée, et lors de la bataille navale du port del Buceo, dirigée par les indépendantistes en vue d’obtenir la reddition des forces espagnoles, la victoire de la liberté aura triomphé de la mort. Avec le soutien des troupes argentines, les indépendantistes uruguayens ont gagné cette bataille. Et même la guerre. 

 

Montevideo devient la capitale de l’Uruguay en 1828. Mais dès le début du XIXe siècle, un empire pouvant en dissimuler ou en remplacer un autre, la ville se retrouve sous une forte influence britannique. Un siècle de domination économique anglaise, ce qui laissera des traces culturelles et architecturales, tout cela pour ne pas laisser le contrôle commercial de cette grande région – qu’on n’appelait pas encore le cône sud – aux seuls prédateurs argentins et brésiliens…

Le maté est la boisson incontournable des Uruguayens, nombre d’entre eux se promenant avec une thermos d’eau chaude à la main, afin de se resservir à la première occasion. Toutes les occasions sont bonnes pour consommer et plus encore partager le maté. 

Dans la cité même, en 1833, un plan d’aménagement urbain « moderne » est décidé. Les habitants connaissent ou subissent, c’est selon, leur version uruguayenne de la révolution hausmanienne. Le plan deviendra effectif dès 1861. On crée alors des places et des parcs, et l’avenue du 18 juillet devient au fil des décennies la principale artère commerciale et résidentielle de tout le pays.

 

L’architecture des bâtiments – datant en général du temps de l’Entre-deux guerres, comme l’attestent le café Montevideo et le salon de thé Americana, et plus récemment le gigantesque Palais Municipal (années 1930-60), avec sa copie du « David » de Michel-Ange placée sur le parvis – témoigne d’une volonté de grandeur politique et de prestige social si caractéristique de l’Amérique latine en quête d’identité et de reconnaissance internationale au cours du XXe siècle.

 

C’est au début du XXe siècle que de nombreux Européens arrivent à Montevideo. En 1908, environ 30% des citadins étaient nés à l’étranger. Le long XXe siècle, siècle de sang et de fureur, a également eu des effets dévastateurs à Montevideo : perte des droits fondamentaux et régression des libertés, déclin économique et dépendance politique, dictature militaire épuisante et répressive…

 

Les populations rurales appauvries ou endettées viennent chercher fortune ou refuge en ville, notamment dans la Ciudad Vieja, la « vieille ville » qui, de nos jours, reste le cœur culturel de la capitale, tant pour les autochtones que pour les visiteurs. Il faut reconnaître que depuis une vingtaine d’années la situation s’est débloquée. Pour le plus grand bien de tous les Uruguayens. 

Sur la rue du 18 juillet, principale artère de la ville, de nombreux immeubles témoignent d’une architecture fortement inspirée par les divers courants culturels européens. Ici, l’ancien édifice qui fut jadis un salon de thé appelé « La Americana », au style plus ou moins Art déco, date officiellement de 1937. 

Ville européenne influencée par la culture des migrants, Montevideo fourmille de terrasses de cafés et de librairies vendant des livres neufs et plus encore d’occasion. Un esprit convivial et intellectuel semble embrasser la ville où le rythme est paisible comparé à d’autres mégalopoles latino-américaines, nettement plus étouffantes, bruyantes ou artificielles. C’est d’ailleurs une ville d’adoption pour de nombreux écrivains et artistes, comme par exemple les poètes français Lautréamont et Jules Supervielle.

 

Mais ne nous y trompons pas, nous sommes également – surtout lorsque l’on quitte les limites de la ville – au royaume du machisme latino, sur une terre d’éleveurs et d’amateurs de rodéos…

 

Deux autres exemplaires d’architecture assez spectaculaires : le Palacio Taranco (vers 1908), qui abrite désormais le musée des Arts décoratifs, et l’imposant immeuble nommé « Café Montevideo » (années 1920).

La culture gaucho caractérise en bonne partie l’identité nationale, tout comme les danses, même si on les met moins en avant. Pourtant, les Uruguayens, au risque évident de fâcher les Argentins, et au demeurant tout aussi fiers qu’eux, considèrent Montevideo comme le lieu de naissance du tango. Au même titre que Buenos Aires. Si les voisins du sud, en plus d’un pape redevenu à la mode et de leur propre messie descendu droit au but et dans les stades, possèdent un artiste de la trempe de Carlos Gardel, les Uruguayens comptent dans leurs rangs non seulement l’écrivain Galeano déjà cité, mais aussi le compositeur Gerardo Matos Rodriguez (auteur entre autres de la pièce « La Cumpoarsita »).

 

Même si les migrants d’origine européenne ont solidement forgé l’âme du pays, il existe cependant une danse, autre que le tango, qui est à la fois un véritable héritage africain et un authentique trait culturel local : le candombe. D’origine bantoue, joué sur une base de trois tambours, le candombe fait danser la rue et, avec ou sans cannabis, déchaîne souvent les passions, amoureuses et festives ! Presque autant que… le football, cette autre passion extrême si fortement partagée avec les deux géants-voisins, Brésil et Argentine. 

 

Au cours de l’été 2014, pendant la Coupe du monde au Brésil, les affairistes véreux de la FIFA ainsi que l’expulsion du « monstre » Luis Suarez (après qu’il ait mordu un joueur italien), attaquant phare de l’équipe d’Uruguay, le président José Mujica, qui peut parfois manquer de finesse, est directement monté au créneau : « Au sein de la FIFA, il y a tout un tas de vieux fils de putes. Ils pouvaient le punir, mais pas avec des sanctions fascistes ».

 

À chacun sa façon de mordre : le rugissant Mujica a laissé la langue de bois diplomatique aux vestiaires et a fait preuve d’une réelle dent contre la FIFA. Mais vous les avez vus les types de la FIFA, et leurs comportements, sans même parler de leurs salaires ? Un peu normal donc d’avoir les crocs, non ?

Du côté du front de mer aux abords du port de la cité, des pêcheurs s’activent tandis qu’un acrobate-peintre attaque la façade d’un bâtiment du port maritime.

Aujourd’hui, dans cette métropole de plus d’un million et demi d’habitants, qui fait face à l'estuaire du Rio de la Plata, un fleuve argentin se jetant ensuite dans l'océan Atlantique, pas moins de neuf plages se répartissent le front de mer côté sud, tandis que le quartier du port reste actif et connaît même une embellie depuis ces dernières années. Le marché couvert du port, spécialisé pour les légumes et surtout les viandes, est désormais tourné vers le tourisme en favorisant d’abord la restauration.

 

Avec le gouvernement progressiste parvenu aux affaires depuis quelques années, un circuit touristique appelé « les marques de la mémoire » (Circuito Marcas de la Memoria) a vu le jour. Une belle idée d’itinéraire culturo-politique où le visiteur traverse et se remémore la période contemporaine la plus sombre du pays : celle de la dictature militaire de 1973 à 1985. Le circuit entend également perpétuer le souvenir des luttes et des actes de résistance face à l’oppression et plus encore la répression. 

 

Considérée comme l’une des trente villes les plus sûres du monde – ce qui relève tout simplement de l’exploit pour une métropole latino-américaine – Montevideo est également réputée pour son excellente qualité de vie. En venant des grands pays voisins qui cernent l’Uruguay, le visiteur se rend aisément compte de cette situation : son pas devient plus lent et son sourire plus facile. C’est que la crise économique tout comme les inégalités sociales paraissent ici moins criantes que dans les villes-mondes argentines et brésiliennes. 

Au sud de la ville, à quelques kilomètres du centre, de véritables plages offrent de bons moments de détente aux citadins et aux rares, mais heureux voyageurs qui s’arrêtent ici. Un buste de Gandhi semble encore renforcer l’aspect paisible des lieux, et cela en dépit de la route et des immeubles qui jalonnent le front de mer.

L’Uruguay, un pays très sud-américain

 

Le XVIe siècle restera à la postérité perçu comme le siècle des découvertes fatales et des massacres légaux perpétrés dans toutes les Amériques. Un Nouveau Monde a certes surgi, mais aussitôt assis sur les décombres humains d’un continent qui mettra beaucoup de temps à se relever. Fort heureusement, la conquête ne fut pas non plus de tout repos. 

 

Ainsi, lorsque les conquistadores espagnols pénètrent en 1516 dans cette région sud-américaine, les Indiens Charrúa, autochtones farouchement décidés à ne pas déménager, opposent aux envahisseurs blancs, souvent munis d’une longue barbe, une vaillante résistance. À tel point que les Amérindiens parviennent même à éliminer la quasi-totalité des troupes de l'explorateur Juan Diaz de Solís et à supprimer d’ailleurs ce dernier également. Aujourd’hui, le théâtre qui porte son nom à Montevideo est l’un des plus fameux du continent latino-américain. L’Indien qui a eu sa peau n’aura pas eu cette chance de se voir honoré cinq siècles après la conquête…

 

En taisant ainsi les noms, on finit vite par oublier d’un trait le passé de tout un peuple. Il est toujours utile de relire La vision des vaincus, le titre est explicite, de l’historien Nathan Wachtel, histoire précisément de se souvenir que notre monde aurait pu emprunter, à d’autres époques, d’autres voies, d’autres déroutes et détours. 

 

Mais ne boudons pas notre plaisir de voir des Indiens triompher pour une fois des ancêtres des gauchos – ces cow-boys du sud – dans ce coin de l’actuel Uruguay. Il est vrai qu’au cours du XVIIe siècle, les Amérindiens, demeurés chasseurs-cueilleurs en bon accord avec leur mode de vie et de pensée, ont dans cette partie du moins réussi à faire la paix et continué à prospérer. Des liens étroits et des relations commerciales ont progressivement débuté avec les Espagnols surtout. Mais ce bon début annonce déjà la mauvaise fin. Le cycle de vie des civilisations peut s’avérer dantesque.

 

La rivalité entre Hispaniques évoquée plus haut va prendre toute son ampleur, les autochtones en feront les principaux frais. La course de vitesse pour l’acquisition des terres s’engage : en 1680, pour contrer l'expansion des Espagnols qui ont bâti Buenos Aires, les Portugais rétorquent en établissant le port de Colonia del Sacramento sur l’autre rive du Rio de la Plata. L’Espagne, contrariée, répond en bâtissant sa propre citadelle à Montevideo. Ainsi naissent les villes et d’abord les forteresses. Les frontières aussi.

En plein centre, la place de la Constitution (ou Plaza Matriz), où se trouve également la cathédrale Metropolitana, est un point névralgique de la cité, un lieu vivant et festif où se tient notamment un important marché aux puces le week-end. Derrière les bibelots en vente, on aperçoit l’édifice du « Club Uruguay » (1885).

Plus tard, les Amérindiens étant hors-jeu de la nouvelle géopolitique en gestation, il faudra le sauveur José Artigas, devenu au fil du temps héros national, pour qu’un leader digne de ce nom se batte contre la domination espagnole. En dépit de sa bravoure, il n’arrive pas à empêcher les ex-Portugais devenus entre-temps des Brésiliens, de prendre la Banda, nom du lieu qui donne sur la rive est du Rio de la Plata. José Artigas sera exilé au Paraguay où il en profitera pour encourager un groupe d'insurgés, qui se nommera les « Trente-trois Orientaux ». Ce groupe, aidé par les Argentins, va libérer toute la région en 1828 et dans la foulée de cet exploit proclamer l'indépendance de l'Uruguay. 

 

José Artigas, comme l’écrit Eduardo Galeano, « incarna la révolution agraire » dans le tout le sud du continent sud-américain. Sa mémoire, bafouée, mais instrumentalisée par tous les pouvoirs en place, est désormais réhabilitée, à la faveur de la présidence de José Mujica. Luttant autant contre les Espagnols que contre les Portugais, chef incontesté entre 1811 et 1820 des masses populaires qui se révoltaient contre l’oligarchie au pouvoir, en Uruguay, mais aussi au nord de l’Argentine, José Artigas parvint à rassembler autour de lui non seulement des paysans pauvres ou des esclaves affranchis, mais également des Indiens et des gauchos, tous unis pour défendre ou plutôt construire une nation libre et indépendante.

 

En 1811, Buenos Aires offre sur un plateau aux Hispaniques, dans ce qui ressemble fort à une trahison, le présent territoire de l’Uruguay, ce qui souleva une vague d’indignation et de colère de la part des autochtones. En 1815, Artigas mit en place la première véritable réforme agraire. Pas pour longtemps, une intervention étrangère vient mettre un terme à ces inestimables réformes… et conduira Artigas à l’exil puis à la mort au Paraguay. 

Le théâtre Solis, dont la construction aux allures de temple gréco-romain date du milieu du XIXe siècle, est le plus important théâtre de tout le pays.

Durant le turbulent XIXe siècle, l’indépendance de l'Uruguay est constamment menacée, par l'Argentine, par le Brésil, et même par l’Angleterre, très vorace sur le plan commercial. Montevideo est assiégée de 1838 à 1851, par des troupes fédéralistes dont l’action entraînera la naissance des deux partis opposés qui marqueront la vie politique uruguayenne jusqu’à nos jours : les Blancos (plutôt conservateurs) et les Colorados (plutôt libéraux). À partir de la fin du XIXe siècle, la révolution industrielle menée tambour battant sous l’impulsion britannique – laine, viande, rail – pénètre de plain-pied au cœur de la pampa sud-américaine. À l’instar de tout le continent latino-américain, la vie politique uruguayenne fut conflictuelle durant un bon siècle : rivalité et lutte pour le pouvoir entre Blancos et Colorados, dépression économique et répression politique, avec à la clé de ces intrigues aussi minables qu’interminables, la guerre civile puis la dictature militaire. 

 

Pourtant à la Belle Epoque européenne, une éclaircie politique survient également en Uruguay : le président José Batlle y Ordóñez ose entreprendre des réformes essentielles qui feront de son pays, mais pour un temps seulement, l’unique « État social » de tout le continent. Entre 1903 et 1915, ce président courageux et avant-gardiste crée de nouveaux services sociaux, abolit la peine de mort et aimerait même en finir avec l’esprit autoritaire du caudillisme qui gangrène les nations latino-américaines. Mais un pays qui vit presque exclusivement de l’élevage ne peut prétendre aller trop loin dans l’élargissement de son Etat social… surtout lorsque des conservateurs aux aguets, bottés et casqués s’il le faut, attendent le premier faux pas qui les renverrait aux affaires. La rupture finale devra toutefois attendre les années 1960, avec la fin de la croissance et l’essor grandissant de la corruption. 

Façade très classique de l’université… où une banderole souligne néanmoins l’engagement politique des étudiants. 

L’Uruguay avance alors progressivement vers la dictature qui, à compter de 1967, sera difficilement combattue et contrecarrée par le puissant mouvement de guérilla urbaine, les Tupamaros. La dictature devient de plus en plus féroce et donc militaire. En 1971, date de parution du livre-culte de Galeano – il n’a y a pas de hasard ! – le Congrès est dissous et la résistance populaire des Tupamaros sauvagement écrasée, tandis que l’armée s’immisce directement dans toutes les affaires du pays. L’omniprésence des bidasses, impopulaires comme il se doit, polluera néanmoins durablement l’ensemble de la vie politique du pays jusqu’en 1984.

 

Cette année-là, titre en passant du vieux roman visionnaire d’Orwell, voit la victoire aux élections présidentielles de María Sanguinetti, dont le gouvernement opérera à partir de 1985 un lent, mais inexorable retour à la démocratie. Le processus d’ouverture et de démocratisation est enclenché, mais prendra du temps, près de vingt ans de période transitoire. De formation et de patience.

 

Finalement, après plus de trois longues décennies dans la clandestinité puis dans l’opposition, une coalition de gauche, le Front Large (Frente Amplio), arrive au pouvoir en octobre 2004. Suite à cette élection, remarquée et remportée avec près de 52%, de Tabaré Vazquez à la présidence de la République, le Front Large va de succès en succès, populaires le plus souvent, mais parfois également pragmatiques. Cerise sur le gâteau, le Front Large et le pays tout entier confirment le virage encore plus à gauche de l’exécutif politique, avec l’élection en 2010 de José « Pepe » Mujica Cordano au poste de président de la République. L’évolution est en marche.

Des livres, du foot et des idées… À Montevideo, tous ces « ingrédients » pullulent dans la rue comme au café

José Mujica, un président sans cravate et très original

 

N’est pas président atypique qui veut, et Mujica n’est pas brusquement sorti d’un mouchoir de poche, mais après une longue maturation des bas-fonds d’un pénitencier. Un vécu tragique de la sorte mérite, quand on arrive à sortir du bagne,  son pesant de réformes, dorées comme il faut pour le peuple en demande. 

 

Johann Hari, dans les colonnes du Monde diplomatique de février 2014, explique « pourquoi l’Uruguay légalise le cannabis ». Une décision qui revient en grande partie à l’action de son président. Un président manifestement atypique, pas vraiment comme les autres de son espèce : courageux, déterminé et original.

 

C’est officiellement le 23 décembre 2013 que le chef d’État uruguayen José Mujica a approuvé le projet de loi visant à créer un marché légal du cannabis. Ce faisant, il a fait en quelque sorte jurisprudence en devenant le premier dirigeant à autoriser la production et la vente, pour l’heure dans les pharmacies du pays, d’une drogue, certes dite douce, mais largement interdite ailleurs. 

 

Un rien anormal, un président qui engage une telle réforme de société revient forcément de loin : « Membre de la guérilla des Tupamaros dans les années 1970, il est resté emprisonné au fond d’un puits durant deux ans et demi. Après son élection, en novembre 2009, il a dédaigné les dorures du palais présidentiel pour rester dans la petite maison au toit de tôle qu’il occupe dans un quartier populaire de Montevideo. Il reverse 87 % de son salaire de chef d’État à des organismes d’aide au logement social et prend volontiers le bus pour se rendre à ses rendez-vous », écrit Johann Hari dans le Diplo.

En architecture comme en décoration, l’héritage historico-culturel français n’est pas reste… En espérant qu’au président uruguayen actuel ne vienne pas soudain l’envie de se prendre pour Napoléon ! 

Dans son édition du 11 juillet 2014, le quotidien Libération, brosse un portrait du président uruguayen, à l’issue d’un entretien dont le titre de l’article annonce d’emblée la couleur puisqu’on y évoque « la vie extraordinaire » de José Mujica. On frise un peu le mythe, sans doute aussi parce que nombre de Français s’avouent lassés d’écouter régulièrement les propos de leur président « normal », tellement normal qu’ils aimeraient bien une dose d’adrénaline et d’atypique.

 

Force est de constater qu’en 2014 cette pêche-là s’attrape davantage du côté de Montevideo que de Paris… 

Au marché du port, reconverti en marché couvert avec des restaurants gastronomiques, le patrimoine est toutefois bien conservé, l’édifice datant initialement des années 1860.

José Mujica a été un ancien fleuriste devenu guérillero par nécessité, puis il a été prisonnier de la junte au pouvoir entre 1973 et 1985, et enfin il a été élu démocratiquement président pas comme les autres en 2010, prenant les rênes d’un pays singulier qui comme son chef tient également à son identité… Son surnom de « président le plus pauvre du monde », si typiquement une formule journalistique, lui va comme un gant… de boxe. Car si Mujica vit de manière austère il cogne aussi là où ça fait mal. Ou contre ceux qui font du mal : les mafias, la société de consommation, l’argent-roi et le capitalisme ! Rien de bien nouveau sous le soleil de la résistance sauf que, dans le contexte ultralibéral actuel, cela fait vraiment du bien.

 

Au journaliste de Libé venu l’interroger, il s’explique en toute simplicité : « Si vous n'avez pas beaucoup de possessions, alors vous n'avez pas besoin de vivre toute votre vie comme un esclave pour les conserver ». Il fallait y penser, mais surtout le faire, le vivre au quotidien. 

 

Et c’est là que le président étonne son monde et mérite le respect. Car, au-delà de sa petite personne, et de ses frasques médiatiques, c’est l’Uruguay en tant que petit pays latino qui va mieux grâce à cette cure à la mode décroissante chère aux partisans de la « sobriété heureuse ». Sans négliger quelques belles actions fortes : adoption du mariage homosexuel, autorisation de l’avortement, légalisation du cannabis…

 

Petit rappel : l’Uruguay n’est pas San Francisco. Ici, entre deux matés sirotés à côté d’un barbecue, la Gay Pride prend des allures de rodéo des plus machos, et pourtant, les choses avancent dans le bon sens… Comme quoi, même si parfois les bras nous en tombent, en politique, il ne faut jamais baisser les bras. Ni la garde. Cela Mujica l’a bien compris. 

C’est à pied que la ville se laisse le mieux découvrir, avec ses avenues fameuses et, comme ici, ses rues plus secondaires, mais dont le cachet est aussi intéressant, et parfois plus original.

Ses treize années passées dans les prisons de la dictature – dont neuf à l’isolement – lui ont forgé un moral d’acier. Et il s’est promis de ne pas oublier ces années de plomb, de lutte et de sang. Récemment, il a accueilli dans son pays six détenus de la prison américaine de Guantanamo, mais aussi une centaine de réfugiés syriens, des initiatives qui en général ne sont guère propices à faire remonter la côte de popularité d’un président… Cela permet aussi de rappeler que présider ce n’est pas que « lutter » pour plaire à l’opinion publique, mais surtout lutter pour mettre en place les idées et les actions pour lesquelles on a été élu à la présidence… 

 

Dans l’attente d’une retraite plutôt bien méritée, José Mujica, à l’instar de tous les enfermés célèbres devenus présidents – à commencer par le plus illustre d’entre eux, Nelson Mandela – se fait sage délivrant des conseils d’avenir : « à chaque étape de l’histoire humaine, il faut tenter d’apprendre quelque chose et le transmettre à ceux qui vont venir. Cela vaut la peine de vivre intensément, tu peux tomber une, deux, trois, vingt fois, mais souviens-toi que tu peux te relever et recommencer. (...) Les battus sont ceux qui cessent de lutter, les morts sont ceux qui ne luttent pas pour vivre » (in Libération, 11 juillet 2014). Belle leçon de vie, qui parle de la survie, par-delà l’épreuve de la mort.

 

Les élections présidentielles du 26 octobre 2014 devraient (re)porter au pouvoir Tabaré Vazquez, l’ancien maire de Montevideo, jusque-là fidèle colistier de Mujica et son successeur attitré à la tête de l’Etat (après avoir déjà été président précédemment, de 2005 à 2010). Pour la prochaine mandature, le coéquipier (et vice-président prévu) de Tabaré Vazquez n’est autre que le jeune Raul Sendic, fils du fondateur des Tupamaros, il porte d’ailleurs le même nom que son illustre paternel guérillero. Mais cette victoire annoncée n’est pas encore acquise et si elle advient elle aura une assise relativement faible. Même la gauche – il suffit d’observer la situation chez le voisin brésilien – peut vieillir !

 

Malgré le fait que l’Uruguay possède les meilleurs indicateurs sociaux de toute l’Amérique latine, les importantes réformes menées par « Pepe » Mujica, entre 2012 et 2014, comme la dépénalisation de l'avortement, le mariage et l'adoption pour les couples homosexuels, ou encore la légalisation du cannabis, ne font pas toujours l'unanimité au sein de la population. En outre, l’éducation – fer de lance de la politique gouvernementale – peine à montrer de vrais résultats, tout comme la lutte contre l’insécurité. Et puis ne confondons pas gaucho et gauchisme ! Si le pays est nourri par l’histoire de la guérilla, il est et reste surtout un territoire peuplé de gauchos. Ne sommes-nous pas au cœur de l’Amérique du Sud, bastion chrétien et base d’une culture traditionnelle dont la tendance rodéo et macho reste de mise !

 

Pour l'heure, le président José Mujica, à la fois enrichi et endurci par des années injustement passées derrière les barreaux, a peut-être mieux compris que d’autres le sens de cette phrase rédigée par Eduardo Galeano au tout début des Veines ouvertes : « (…) plus on accepte de liberté dans les affaires, plus il faut bâtir de prisons pour ceux qu’elles défavorisent ». Le temps de la résistance puis celui de l’action politique peuvent alors commencer.

 

Faut-il croire pour autant qu’un petit pays sud-américain, commandé par un président anormal et moustachu, du reste plutôt sympathique, pourrait servir d’exemple à suivre pour des vieilles nations européennes, sûres d’elles-mêmes, voire prétentieuses, mais aujourd’hui surtout certaines de foncer droit dans le mur. Un mur qui n’est plus celui de la honte, mais celui de la peur. 

 

 

 

Franck Michel

Au grand et sympathique marché dominical qui se tient sur plusieurs kilomètres au centre de la ville, on peut admirer toute la vie sociale en mouvement, une vie qui paraît tourner davantage autour des rencontres que des affaires. Une singularité qui ajoute indéniablement au charme discret, mais troublant de cette ville non touristique !

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