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La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey

« Je savais ce monde
éphémère comme rosée

et pourtant pourtant. »

 

Kobayashi Issa

« Sarinagara » de Philippe Forest

Gallimard, 2004

 

par Georges Bogey

 

Philippe Forest nous fait traverser quatre villes, Paris, Kyôto, Tôkyô, Kobé, et rencontrer trois artistes, un poète, Kobayashi Issa, un écrivain, Sôseki Natsume, un photographe, Yamahata Yosuke. Le fil conducteur de ces histoires entrecroisées c’est la mort d’un enfant. Philippe Forest, Issa et Sôseki ont tous vécu ce drame. Quant à Yamahata il a été le premier à avoir photographié Nagasaki après la bombe et sa photo d’une mère allaitant un enfant au milieu des décombres a fait le tour du monde.

 

C’est à la confluence de ces villes et dans l’entrecroisement de ces fragments biographiques que se tisse le sens de l’ensemble de l’ouvrage. Ce livre n’a rien de morbide ; s’il est pessimiste sur la nature de la vie, il est optimiste sur le désir de vivre. Le titre lapidaire symbolise bien ce désir (qui est aussi une volonté). Sarinagara qui signifie « pourtant » ou « cependant » en japonais est un mot extrait d’un haïku d’Issa. 

 

Je savais ce monde
éphémère comme rosée

et pourtant pourtant.

 

Ce poème nous dit que la vie est fragile, fugace, impermanente, volatile. Et pourtant… pourtant c’est la seule que nous ayons, elle mérite d’être vécue, c’est une chance d’être vivant et notre dignité requiert que nous vivions du mieux que nous pouvons. Philippe Forest exprime cette précarité et ce désir de vivre dans cette phrase : « La neige unissait son symbole à la fleur pour dire deux fois à quel point le monde où nous vivons est éphémère et ce qu’il y a de splendeur dans l’évanouissement même des choses que nous aimons. »

 

Le « pourtant » du poème est donc l’objet de ce livre. 

 

Ce petit mot contient la vie. Il est la vie. Comme la vie, il se dresse minuscule et tout puissant, contre le néant. Il nous dit que nous devons résister au malheur et œuvrer pour le bonheur. « Un enfant meurt, et c’est toute l’histoire qui commence », écrit Philippe Forest. L’auteur nous éclaire sur l’état d’esprit dans lequel il se trouve après la mort de sa fille. « Je me sentais libre et cette liberté triste m’était comme un vertige auquel je ne voulais pas renoncer et à la grâce duquel je m’abandonnais avec gratitude et confiance, avec joie. » ; « C’est comme ça toujours que tout commence : lorsque vient la certitude d’avoir touché le fond […]. J’étais seul au milieu d’un néant clair qui comprenait tout horizon. Tout était à reprendre. N’importe où. » 

 

On ne peut jamais éradiquer totalement la souffrance, mais on peut la domestiquer pour s’ouvrir de nouvelles perspectives. L’auteur, à un moment de sa vie, se trouve prêt à partir pour vivre sa liberté douloureuse sur les chemins du monde et sur les chemins des mots.

 

Les rencontres fécondes commencent dès le premier pas, dès la première ligne. 

 

KOBAYASHI Issa (1763-1827)

 

KOBAYASHI Yatarô regarde sa tasse de thé. Il y voit « tout un remuement d’ombres et de rides dans la profondeur du liquide. » Cet imperceptible mouvement est une révélation. Il comprend que sa vie, la vie, n’est qu’une onde à peine perceptible dans l’eau… et puis plus rien… Il décide de changer de prénom. Il s’appellera désormais « Issa », ce qui signifie tasse de thé. « Et le nom que ses parents lui ont donné, il l’échange contre une simple tasse de thé : il l’abandonne pour rien, il devient lui-même ce rien. »

 

Entre Issa et Philippe Forest il existe un lien fraternel qui se noue autour du malheur, avec la certitude que vivre c’est marcher dans une impasse, mais que le sens de la vie ne se trouve pas dans l’impasse, mais dans la marche. « Si la vie (d’Issa) est exemplaire, c’est qu’elle est comme la nôtre sans savoir, ni secours. » La poésie d’Issa c’est : « sa manière à lui de rester vivant dans le désœuvrement du temps » ; « Que dit la poésie ? Elle dit le recommencement perpétuel du temps - rien d’autre -, du temps qui déchire et défait, mais qui ouvre du même coup dans l’espace suffocant du monde une brèche par où s’insinue, au plus noir du désespoir, le sens possible d’une vie nouvelle. »

 

La vie nouvelle, c’est la vie sans cesse renouvelée, enracinée dans le réel quotidien et exhaussée vers l’utopie d’un ciel aussi lumineux et merveilleux que vide. Le réel quotidien c’est la poésie d’Issa et la poésie d’Issa c’est le haïku. 

 

Le haïku, dont on dit que c’est le poème le plus court du monde, exprime purement et simplement ce qui est. Dépouillé de tout le falbala de l’apparence il ne s’habille que de la nudité des faits. Comme le dit Barthes, le haïku est le « ça » désignateur du petit enfant. Dans ce geste enfantin, simple, innocent, spontané, il y a tout l’éclat de la réalité que le poète montre sans masque, sans fard, sans illusion.

 

Ce dépouillement permet de s’approcher au plus près du réel pour en traduire la vérité. Issa nous dit : « Si la poésie ne parle pas de ce monde alors elle n’est rien » ; « Au Japon, on trouve beau ce qui se soumet à la loi vide de l’être et qui se défait délicieusement afin d’offrir au cœur de l’homme un moment pur de jouissance triste. »

 

Au Japon, comme partout dans le monde, la terre est le seul enfer et le seul paradis. Issa n’aime pas l’enfer, il cherche le bonheur. 

 

Il écrit des haïkus… 

 

Nous sommes au monde

et nous marchons sur l’enfer

regardant les fleurs.

 

Il voyage… 

 

« Pendant dix ans, il fatigue les routes qui conduisent d’Ise à Nara et d’Osaka à Kyôto. Aucune des îles méridionales du Japon ne lui demeure inconnue. » 

 

Il se marie… 

 

Issa se marie trois fois. Sa première femme décède et ses quatre enfants meurent en bas âge. Son second mariage est bref, il divorce au bout de trois mois. Il a une fille de sa troisième épouse, mais il ne la connaîtra pas, il meurt avant sa naissance. Que dire de plus ? Sinon avec le poète Raizan : 

 

Il faut être fou

dans ce grand cauchemar fou

pour ne pas être fou.

 

La folie d’Issa devient, à force de volonté, une sagesse qui lui permet de demeurer debout contre vents et marées et, bien plus, une sagesse qui l’aide à trouver belle la tempête. « Au moment le plus noir de sa vie contemplant son épouse en pleurs penchée sur le corps de son enfant, Issa abattu […] compose le haïku qui ouvre le reste du chemin : Monde de rosée / c’est un monde de rosée / et pourtant pourtant. » ; « Tout est néant bien sûr, mais Issa ajoute « cependant. »

 

KYÔTO

 

Philippe Forest écrit : « Le hasard m’avait conduit de l’autre côté de la terre pour m’offrir une révélation inutile venue simplement vérifier la forme de mon savoir le plus ancien. » À son retour, après ses six mois d’absence, il découvre un miroir brisé dans sa salle de bains. « L’empreinte faisait comme une fenêtre ou même une porte étrange n’ouvrant sur rien et devant laquelle, pourtant, je me tenais comme s’il y avait un autre côté, un passage conduisant vers un lieu où peut être quelque chose ou quelqu’un m’attendait encore. » Tout voyage est un miroir brisé. 

 

SÔSEKI Natsume (1867-1916)

 

Après deux années douloureuses en Angleterre, Sôseki revient au Japon dans un état neurasthénique, et dépressif dont il ne se départira jamais vraiment. Alors qu’on lui propose une place prestigieuse de professeur d’anglais à l’université de Tokyô, il refuse pour se faire feuilletoniste dans un journal et se consacrer à l’écriture. Il entreprend la grande œuvre de sa vie : « À en devenir fou, Sôseki a voulu savoir ce qu’était un roman. » Très vite, « devenant écrivain il a renoncé à le comprendre », et il devient un écrivain majeur au Japon.

 

Philippe Forest nous dit que le mot shôsetsu qui signifie roman a, une double signification en japonais : petitesse et parole. « Shôsetsu ainsi rappelle - pour moi du moins - que le roman est une parole de rien, une parole pour rien, un mot qui sort du cœur des hommes et qui ne leur offre aucune consolation durable. Juste le répit d’un soupir. » Comme la langue, le roman est la meilleure et la pire des choses. La pire quand il nous distrait et donc nous soustrait à la vie réelle, la meilleure quand le rêve qu’il porte en lui nous aide à nous confronter à la réalité et à la transfigurer parfois. 

 

Dans ses romans, Sôseki lie sa vie personnelle de façon étroite à l’écriture. Il ne comprend pas pourquoi il n’y a pas d’amour heureux et pourquoi les enfants meurent. « Toute sa vie, Sôseki trouve devant lui une porte fermée dont son intelligence échoue à faire jouer le verrou. » Mais qui peut comprendre le malheur ? « Il y a bien un grand vide à l’intérieur duquel toute pensée se trouve plongée […]. Mais ce vide est le même pour tous les hommes, quel que soit le fatras variable de croyances dont ils croient le combler afin de rendre son assise au monde » ; « Le monde reste en place, mais son immobilité frénétique lui donne l’apparence d’un grand néant tranquille. »

 

Que l’on soit à une extrémité de la planète ou à l’autre, ce grand néant tranquille, est le même pour tous. Une des vertus des voyages (et non la moindre) est de faire prendre conscience que ce qui sépare n’est rien en regard de ce qui relie. Les authentiques voyageurs « accomplissent tous et sans le savoir vraiment la grande et héroïque aventure qui a fait la terre une et qui a rapproché tous les continents de la pensée. »

 

TÔKYÔ

 

La fuite est un mécanisme bien connu d’évitement donc de défense. « Notre fille morte la vérité est qu’il nous fallait partir. […] Seul, l’autre bout de la terre conviendrait à ce que nous cherchions : un horizon où disparaître où devenir étranger à soi-même, pour n’avoir plus de comptes à rendre à quiconque. » Ce voyageur-là fuit son pays et en approche un autre afin de devenir étranger à lui-même, c’est-à-dire pour retrouver une innocence que les circonstances de la vie lui ont fait perdre. Comme le dit d’une certaine manière Nicolas Bouvier, le voyageur doit accepter de ne pas faire le voyage, mais de laisser le voyage le défaire, le faire et le refaire. On peut transposer en disant que l’écrivain doit accepter de ne pas écrire et de laisser l’écriture se défaire, se faire et se refaire. 

 

YAMAHATA Yôsuke (1917-1966)

 

Yôsuke Yamahata est employé comme photographe par une agence d’information - c’est-à-dire de propagande - de l’armée japonaise. Entre 1941 et 1944, il couvre en tant que photographe les opérations militaires de l’armée impériale (et impérialiste !). Exécutant soumis au régime, il photographie tout… sauf les atrocités commises par les Japonais ! « Il n’a pas pu ne pas voir les innombrables exécutions, les viols collectifs, les déportations, la mise en place d’un système concentrationnaire qui a peu à envier à celui qu’organisaient les nazis à la même époque », écrit Philippe Forest. Ce témoin est donc un complice.

 

On l’envoie à Nagasaki le jour même de l’explosion pour photographier l’événement. C’est l’horreur totale, indicible, indescriptible. La ville est réduite en cendres. Partout des blessés, des agonisants, des cadavres broyés et calcinés. (Sur deux cent soixante-dix mille habitants, soixante-dix mille meurent au moment de l’impact, soixante-dix mille, et sans doute beaucoup plus, mourront dans les mois et les années suivants). 

 

Yamahata fait le travail pour lequel il est payé. Peut-on penser qu’il photographie froidement cette monstruosité ? Qu’importe ! Ses photographies, qu’il le veuille ou non, n’ont pas besoin de son émotion pour déclencher en nous une émotion où se confondent la répulsion, la douleur et la honte. « Se demander si les photographies de Yamahata sont ou non de l’art reviendrait à poser la question à l’envers. Car c’est l’art qui n’est rien s’il ne touche pas à ce dont témoignent de telles photographies. » Il prend cette photo terrible d’une mère donnant le sein à son enfant au milieu d’un paysage apocalyptique.

 

Cette image montre trois choses : l’horreur de la mort, l’acharnement de la vie à vivre et l’absurdité de la guerre. On sait que l’enfant n’a pas survécu. La mort d’un enfant déclenche donc la même souffrance à Nagasaki, chez Issa, chez Sôseki, chez l’auteur. Cette souffrance est universelle, l’homme est partout le même : « Le geste immémorial du sein qu’elle donne, l’abandon confiant de l’enfant dans ses bras, l’incompréhensible impression de force qui se dégage des deux corps tendrement serrés l’un contre l’autre, leur intègre et singulière beauté disent encore leur désir entêté de survivre. » ; « Traversant toute la nappe impensable du temps il revenait vers elle non pas l’enfant lui-même […], mais l’enfant irrémédiablement perdu […] cet enfant-là était infiniment précieux […] rien ne justifierait jamais son effacement horrible. » 

 

Yôsuke Yamahata « finit ses jours heureux », dit-on. Ses dernières photos sont des photos de vacances sur l’île d’Hatsushima. Il meurt en 1966. Philippe Forest émet une hypothèse. « Yôsuke Yamahata a été au service d’un régime militaire parmi les plus barbares qu’ait connu le siècle passé, vraisemblablement compromis dans des atrocités que son talent de photographe a justifiées, exaltées. De cela je crois qu’il ne se soit jamais repenti. »

 

Qu’on soit témoin, victime ou coupable, il arrive toujours un moment où il faut choisir entre l’honnêteté et le mensonge, entre la lâcheté et le courage. Si réellement, ce photographe ne s’est pas repenti des atrocités commises par l’armée qui l’employait, cela montre à quel point l’endoctrinement totalitaire est efficace et ravageur. 

 

KOBE 

 

« Il a fallu un certain temps pour que tous ces récits s’ajustent dans ma tête […]. Kobayashi Issa, Natsume Sôseki, Yôsuke Yamaha, : trois fois une seule histoire bien sûr et toujours la même histoire », écrit Philipe Forest. L’histoire de la vie, de la mort, de la souffrance fait de nous des êtres semblables, quel que soit le pays dans lequel nous vivons. Le séisme de Kobé a fait cinq mille morts en 1995, l’année où l’auteur a appris que sa fille était malade. « À qui s’en prendraient les rescapés d’un tremblement de terre ? Autant en vouloir à la mort elle-même. » Personne, jamais, nulle part ne peut échapper à la souffrance. Cruelle, toujours injustifiée et incompréhensible, c’est une bien triste compagne sur la route tortueuse dont l’issue est le néant. On pourrait se dire, à quoi bon ? Et pourtant… 

 

Sarinagara est à lire de toute urgence comme doivent être lus les poèmes d’Issa et les romans de Sôseki, fraternité oblige ! Ces lectures sont énergisantes, ne nous en privons pas. 

 

 

Mai 2014

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