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La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey
Yasunari Kawaba,
chez lui à sa table d'écriture (1946)
« Doigt tendu, il avait ensuite tiré un trait sur la vitre embuée, non sans voir apparaître et flotter devant lui un œil féminin. De surprise il faillit lâcher un cri. […] Se reprenant, le voyageur constata que c’était, réfléchie dans la glace, l’image de la jeune personne assise de l’autre côté. »
Yasunari Kawabata
Une histoire d’amour et de solitude
« Pays de neige » est un roman sur l’énigme des relations humaines et, au-delà, sur ces trois genres d’amour que sont l’amitié, l’affection, la passion qui souvent viennent se briser sur le mur de l’indifférence.
« Pays de neige » est un roman sur la solitude. Parfois librement choisie, parfois le fait du hasard, parfois la conséquence des difficultés relationnelles, la solitude est aussi le bout du chemin de l’idéalisme et de l’égocentrisme.
Le miroir
La première scène se déroule dans le compartiment d’un train où le personnage central de l’histoire, Shimamura, observe une jeune femme qui accompagne un homme malade. Pas de face à face frontal, mais une observation indirecte, une sorte de contournement poétique du réel pour le mieux circonscrire. « Doigt tendu, il avait ensuite tiré un trait sur la vitre embuée, non sans voir apparaître et flotter devant lui un œil féminin. De surprise il faillit lâcher un cri. […] Se reprenant, le voyageur constata que c’était, réfléchie dans la glace, l’image de la jeune personne assise de l’autre côté. » La description des deux visages, et en particulier celui de la femme, se fait par le truchement de la vitre-miroir sur laquelle l’auteur contemple le reflet de la réalité et sa perspective. Cette scène est en quelque sorte une ouverture sur les thèmes qui vont parcourir le roman : la réalité, la beauté, la vérité, la solitude, la nature des relations qui se nouent et se dénouent entre les protagonistes, le destin des uns et des autres…
Shimamura, un dilettante hédoniste
« Se perdant avec sa vie d’oisiveté, Shimamura cherchait parfois à se retrouver. » Shimamura vient dans cette station thermale de montagne pour son bien-être personnel : randonnées, contemplations, rêveries, conversations et… relations sexuelles tarifées. Il est marié et il a des enfants. Pour lui, cette parenthèse de plaisir physique et intellectuel ne remet pas en cause sa vie de famille qui nous apparaît, en arrière-fond, comme une bulle hermétiquement fermée. Shimamura vit deux vies séparées l’une de l’autre.
Les geishas
L’intrusion, dans sa villégiature, d’une autre jeune fille aussi mystérieuse que celle du train, et que tout le monde nomme « la demoiselle qui loge chez la maitresse de musique » le conduit sur un chemin qu’il ne connaît guère : celui d’un attachement amoureux qui, tout distancié qu’il soit, le trouble néanmoins. La demoiselle qui loge chez la maitresse de musique n’est pas à proprement parler une geisha*, mais elle en présente toutes les caractéristiques « Quelle merveilleuse impression elle faisait […] il alla même jusqu’à se demander si tant de pureté n’était pas une illusion de ses regards encore éblouis de la pure splendeur claire de l’été à peine naissant dans la montagne. »
Le sexe et l’amour
Lorsque Shimamura demande à la demoiselle qui loge chez la maitresse de musique de faire venir dans sa chambre une geisha qui coucherait avec lui, elle est scandalisée. « Chez nous les geishas sont libres et personne ne peut les obliger de faire ce qu’elles n’ont pas envie de faire » lui répond-elle. Pour Shimamura, l’acte sexuel est un loisir, un défoulement de nature exclusivement physique qu’il veut pratiquer ici avec une professionnelle avec qui aucune relation affective n’est envisageable.
Or, la demoiselle qui loge chez la maitresse de musique « […] qu’il avait devant lui éveillait plutôt de sa part des sentiments d’amitié pure. » « Il ne voulait pas se servir d’elle pour cela. Il voulait que la chose fût sans importance et qu’elle ne l’engageât d’aucune façon. » « Il jouissait inépuisablement de délices insurpassables à l’instar de l’amant idéal, cet amoureux sublime et platonique qui n’a jamais rencontré l’objet de sa flamme. » À l’image de cette dichotomie qu’il établit entre amour et sexe, sa propre vie est la confrontation entre une vie qu’il idéalise et sa vie réelle.
Une sensualité sans exhibition
Quand l’amitié pure entre Shimamura et la demoiselle qui loge chez la maîtresse de musique se transmue en liaison amoureuse, les rapports sexuels qui s’ensuivent ne sont pas décrits, ils demeurent sous entendus et comme incertains. L’homme établit avec elle un lien qui, sans être exempt de sollicitude et même de tendresse, ne ressemble en rien à un engagement amoureux passionnel.
De son côté, pleinement consciente que celui à qui elle s’attache peu à peu (presque à son insu) n’est qu’un voyageur de passage, la jeune fille souffre par anticipation de l’inéluctable séparation qu’elle pressent. Ce lien fragile crée chez la jeune fille une tension extrêmement douloureuse. « Shimamura ! Shimamura ! Je n’y vois plus clair, appela-t-elle. Shimamura ! » « Elle connut dans l’instant une sorte de transe, mordant sa manche avec fureur comme pour lutter encore contre le bonheur, rageusement, rejeter la félicité. »
Le froid et la neige
Ce roman se déroule sur plusieurs saisons, mais le froid et la neige sont les assises symboliques d’une partie du roman. « Les cheveux de la jeune femme, la fenêtre, les manches de son kimono : tout ce que touchait Shimamura était glacé, mais glacé comme si le froid en fut sorti… » « Le regard de Shimamura s’était porté vers elle, mais d’un geste immédiat, il reposa la tête sur l’oreiller : ce blanc qui habitait les profondeurs du miroir, c’était la neige au cœur de laquelle se piquait le carmin brillant des joues de la jeune femme. La beauté de ce contraste était d’une pureté ineffable d’une intensité à peine soutenable, tant elle était aiguisée, vivante. »
Les protagonistes
On apprend, non pas directement, mais de la bouche d’une masseuse aveugle (très expansive pour une Japonaise) que la demoiselle qui loge chez la maîtresse de musique s’appelle Komako et qu’elle aurait été la fiancée de Yuko l’homme malade entraperçu dans le train. Yuko est le fils de la maîtresse de musique, la logeuse de Komako. La jeune femme que Shimamura a longuement observée dans la vitre-miroir du compartiment s’appelle Yôko, elle serait la nouvelle fiancée de Yuko.
La subtilité du roman c’est le contrepoint que Kawabata tisse entre l’histoire du premier plan (Shimamura-Komako) et l’autre histoire énigmatique qu’on peut lire en filigrane (Shimamura-Yôko-Komako-Yuko). Shimamura ne peut se défaire de l’image de Yôko, la jeune fille du train. Ce souvenir le poursuit au plus fort de sa relation avec Komako. Désireux de percer le secret de ce qui reliait et relie Yuko, Yôko et Komako, Shimamura a du mal à interroger directement cette dernière. « Si je me sentais moins embarrassé de respect, je trouverais plus facile d’aborder ce genre de choses. » Comme tous les Occidentaux (et tous les humains dans le monde), les Japonais tombent amoureux, connaissent le bonheur, éprouvent la souffrance, mais contrairement aux Occidentaux, ils expriment leurs sentiments (quand ils les expriment) de façon voilée, avec beaucoup de retenue, de pudeur, de nuances.
La vertu de la réserve prônée par les Japonais est mise en évidence quand Komako dément le bavardage intempestif de la masseuse : « C’est du roman à bon marché, dirait-on. Mais ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais été sa fiancée […] Je ne suis pas non plus devenue geisha pour porter aide à qui que ce soit ». Elle ajoute : « Néanmoins je dois beaucoup à sa mère, et il était naturel que je fasse ce que je pouvais. » Cette phrase peu explicite, sans démentir la première partie de son propos, ouvre le champ de tous les possibles.
L’art du secret
Comme tout art, la littérature a la liberté d’utiliser le sexe à des fins créatives. Chez Kawabata, les relations entre les personnes (dont les relations amoureuses) sont des ressorts invisibles qui font se mouvoir (et s’émouvoir) les protagonistes sans jamais les dévoiler totalement. Le mystère de l’affectivité et de l’érotisme qui se déploie à mots couverts dans ce roman est l’antinomie même de l’exhibitionnisme pornographique qui, particulièrement depuis quelques décennies, se déchaine un peu partout dans le monde, non à des fins artistiques, mais à des fins marchandes.
L’art du cadeau
« Pays de neige », récit animé d’un véritable souffle poétique est à lire ligne à ligne, mot à mot avec la mesure que requiert la lecture de toute poésie. Lire ce livre c’est ouvrir un cadeau avec la lenteur exquise des gestes qui retardent le moment de la découverte finale du contenu.
Ici rien n’est donné, tout est offert. Rien n’est explicite, tout est suggéré.
Kawabata montre (sans jamais démontrer) qu’aucune relation n’est simple, que la réalité est difficile à cerner, que l’amour demeure un mystère, que la beauté est omniprésente. Il laisse au lecteur la liberté de l’interprétation.
Lire un livre, en particulier celui-ci, c’est pénétrer en pays étranger pour rencontrer des inconnus, et si on veut vraiment connaître et comprendre ces inconnus patience et attention sont de rigueur. « Pays de neige » est un grand roman.
Georges Bogey, juin 2014
Yasunari Kawabata (1899-1972) premier Japonais à obtenir le Prix Nobel de littérature (1968) laisse une œuvre considérable dont la portée est universelle. « Pays de Neige » paru en 1948 a été traduit en France en 1960.
*Une geisha est une sorte dame de compagnie élégante et raffinée, payée pour proposer à des clients [généralement riches et cultivés] le spectacle des différents arts qu’elle maitrise. Une geisha sait, entre autres, danser, chanter, jouer d’un instrument de musique, dire de la poésie, elle connaît tous les rites et usages de la société traditionnelle japonaise, elle a assez de culture pour tenir une conversation avec ses clients, quels qu’ils soient. Contrairement à certaines idées reçues, une geisha n’est pas une prostituée. Personne ne peut la contraindre à coucher avec ses clients. Celles qui le font le font de leur plein gré.